Histoire
"Van Vecht". Un nom de famille qui fait bien classe. On imagine quelqu'un de famille noble, ayant grandi avec une certaine stature, un certain standing. En général, les gens déchantent assez vite quant à la réalité de la chose : il est orphelin, et son nom de famille veut juste dire qu'on l'a trouvé près de la rivière Vecht. Voilà. Les orphelinats ne sont pas vraiment connus pour leur originalité.
Difficile à croire en le voyant comme ça, pourtant, Adriaan était un enfant à l'apparence parfaitement normale. Totalement humaine. Absolument, complètement ordinaire. Un bout de chou de tout ce qu'il y a de plus plan-plan, avec ses yeux noisette, ses cheveux roux, son air de petit garçon espiègle.
Ce fut une enfance toute aussi normale, enfin, autant que c'était possible dans un orphelinat. Il vivait dans un dortoir avec d'autres garçons. Une enseignante venait plusieurs fois par semaine pour leur apprendre à lire, écrire, compter. Puis il avait les cours de religion et de bonne tenue de la part des sœurs du couvent voisin.
Adriaan était un enfant sage, attentif, calme ... Un enfant absolument ordinaire.
Enfin, ça c'était jusqu'à qu'il commence à avoir des écailles.
Au début, tout le monde pensait que c'était la varicelle. Des grosses plaques, qui grattaient affreusement. Mais ce n'était pas des petits boutons rouges qui en sortaient. Plutôt des écailles souples, d'un vert emeraude, sur son cou, son front, son dos. Adriaan avait 6 ans, et on l'emmena chez le médecin... Qui fut bien incapable de donner la moindre explication au phénomène. La conclusion était qu'il souffrait certainement d'une maladie de peau génétique très rare, et son unique remède était de les arracher à la pince à chaque fois qu'elles poussaient un peu trop.
Adriaan commença donc à s'arracher les écailles. Il venait en classe couvert de pansements, mais il était heureux : il aimait sa classe, il aimait jouer avec les autres garçons. Il avait des étoiles dans son cahier, et il aimait aussi Antke, du dortoir des filles, avec qui il adorait lancer des défis toujours plus incroyables à la corde à sauter pendant la récréation. Et qui rigolait quand il mettait sa bible sur la tête pour se faire un chapeau pendant les cours de religion et de bonne tenue.
Mais là encore... ça, c'était jusqu'à ce que commence sa puberté. Adriaan a 15 ans. Il a été déplacé dans un dortoir plus petit, celui des grands, et il attend anxieusement que Antke s'y glisse pendant la nuit pour le rejoindre. Il en a eu le coeur qui a battu bien fort, est ce que ça allait être son premier baiser ? La première fois qu'il verrai une fille sans sa robe ?
L'image de cette nuit là est encore gravée dans la mémoire de la surveillante du dortoir: celle d'une Antke en larmes, complètement nue, en train de courir en hurlant de terreur dans le couloir du bâtiment des garçons. C'est cette nuit là que Adriaan compris que les gens absolument ordinaires et normaux étaient supposés n'avoir qu'un seul pénis. Et que le personnel de l'orphelinat compris que ce n'était peut être pas juste une maladie de peau congénitale, dont souffrait ce garçon là.
L'adolescent fut donc bon pour un rendez vous chez un spécialiste des maladies rares et orphelines cette fois. Mais le rendez vous pris des mois à être confirmé, et en attendant, l'état d'Adriaan ne s'améliorait pas. La puberté le transformait complètement, rendant l'adorable garçon sage en un petit monstre agressif et difficilement contrôlable. Adriaan arrêta de s'épiler les écailles. Il ne digérait plus que la viande, se mis à grandir de manière fulgurante. Les douleurs dans ses jambes et son dos étaient telles, qu'il dû arrêter d'aller en classe. Il restait alité, pleurant une bonne partie de la journée quand il n'en tombait pas d'épuisement.
Lorsqu'enfin le spécialiste arriva, Adriaan avait perdu ses ongles. Et ses dents prenaient le même chemin, une par une. Les responsables de l'orphelinat avaient dû le déplacer dans une chambre individuelle : son apparence terrorisait les autres enfants. Le médecin spécialiste en maladies génétiques et orpheline, après une consciencieuse observation et de nombreux tests, fit trois conclusions :
D'une, ce n'était définitivement pas une maladie de peau génétique. Mais ça, tous le monde s'en était douté un peu, à ce niveau.
Deux, son taux d'hormones absolument impressionnant était responsable de son comportement agressif. Adriaan expérimentait une sorte de ... Rut saisonnier. Certainement pas quelque chose de très humain.
Et enfin, il proposa à l'orphelinat d'adopter Adriaan. Enfin, le centre de recherche proposait de l'adopter. Discrètement.
L'administration de l'orphelinat hésita pour la forme. Mais les papiers furent rapidement, et très discrètement faits. On ne demanda pas vraiment son avis à Adriaan, mais il n'était de toutes façons pas contre : quoi de mieux pour lui d'aller vivre avec des grands spécialistes, puisqu'il était malade ? Et puis, de toutes façons, il ne pouvait plus aller en classe. Il ne pouvait plus se faire d'amis. Ou même sortir de sa chambre, en fait : il terrorisait absolument tous le monde autour de lui.
On lui donna une chambre, simple, propre. Sa vie fut réglée par les médicaments à prendre, les prises de sang, les tests physiques, mentaux ... Ses hormones furent rapidement régulées chimiquement, ses douleurs sous contrôle grâce à un traitement lourd qui le laissait souvent groggy. Mais au moins, il reprenait les cours. Avec un professeur particulier. A travers une vitre. Seul. Dans sa chambre.
Mais c'était déjà pas mal, non ?
Il s'accrocha à la moindre once de normalité, comme un désespéré optimiste. Ses dents repoussaient, pointues, acérées. Mais au moins, il en avait, comme un humain normal ! Ses ongles aussi. Noirs, recourbés, solides... Mais au moins c'était des ongles, comme un... Humain... Normal ?
Les humains normaux ne faisaient pas deux mètres. Ils n'étaient pas couverts d'écailles, ils n'avaient pas de griffes et de dents pointues. Adriaan fut bien forcé de réaliser qu'il n'était probablement juste pas ... Complètement humain. Et la réalisation le fit plonger dans une telle dépression existentielle, que le personnel du centre en arriva à l'autoriser à sortir de sa chambre et à les aider dans leur travail, pour éviter qu'il ne dépérisse de trop.
Adrian a 19 ans, et il n'a plus rien d'humain depuis longtemps. Mais au moins, il a retrouvé goût à sa vie un peu particulière. Depuis plusieurs années, il est le petit laborantin de l'équipe médicale, apprend et aide dans les travaux quotidiens. Son attrait pour la science et son caractère doux et sociable ont finalement rapidement fait de lui la mascotte du centre, plutôt que le cobaye. Il participait aux pots de départ, aux fêtes de fin d'années, et quand le centre invita un intervenante pour initier l'équipe à la sophrologie, ce fut une vraie révélation.
Joanna était une psychiatre à la retraite, et bien qu'elle ai eu une tonne de documents l'incitant à la plus totale confidentialité avant qu'Adriaan ne puisse participer... Elle ne sembla presque pas étonnée de voir un homme lézard de plus de deux mètres assis sur un tapis de yoga à son atelier. Et ça ne fit que plaire encore plus à Adriaan... Pendant ces ateliers, avec Joanna, il avait l'impression d'être de nouveau normal. Ordinaire. D'être à sa place, pendant une heure et demie.
Alors forcément, il se lia rapidement d'amitié avec la petite mamie. Et quand elle apportait des gâteaux pour l'atelier, elle pensait toujours à glisser un ou deux pilons de poulet pour qu'Adriaan puisse goûter avec les autres. Elle l'encouragea à être autre chose que le petit laborantin du centre, et l'aida même à s'inscrire pour des études de psychologue à distance. Chose qu'il fit avec un enthousiasme évident, et l'accord des responsables du centre : tant qu'il ne quittait pas les lieux, de toutes façons ...
Pendant toutes ces années, Adriaan pensait qu'il vivait sa meilleure vie. Intégré au sein des autres, c'était comme si sa condition de non humain n'existait plus. Mais bien sûr, le ton changea quand le centre fut vendu à un investisseur privé. La direction remplacée, avec pour objectif d'accélérer le plus vite possible la recherche, découvrir et breveter quelque chose d'incroyable. Vite. Et Adriaan était une mine d'or parfaite de données jusqu'ici jamais explorées. Le seul obstacle à la rapidité de cette ambition, c'était le fait qu'Adriaan était traité comme un être humain.
L'homme lézard n'eut donc plus que comme seul privilège que de prendre son traitement hormonal pendant les saisons de forte chaleur, juste histoire de ne pas avoir un monstre agressif en rut dans les pattes. Pour le reste, il n'eut de droit que d'être attaché, confiné, et on ne lui demanda plus son consentement pour toutes sortes de test graduellement invasifs.
Evidemment, la quasi entièreté de l'équipe refusa de traiter celui qu'ils considéraient autant comme une mascotte que comme un collègue de cette sorte. Et tous sans exception furent virés et remplacés par des personnes beaucoup trop bien payées pour avoir une conscience. Adriaan se retrouva donc seul. Avec à nouveau cette impression d'être un monstre avant d'être une personne.
Lorsque l'étude porta sur ses capacités innées de régénération et qu'il commença à être question de lui couper des membres, cette fois-ci, il se rebella. Férocement. Ce qui n'eut pour seul résultat que de se faire jeter dans un tube rempli de liquide bizarre, avec de l'oxygène et assez de calmants dans son système pour le maintenir dans un état permanent de semi-inconscience.
Et puis ça aurait pu s'arrêter là.
Mais en fait non.
Parcequ'il restait une personne déterminée à aider l'homme-lézard, et c'était mamie Joanna.
On le sait tous que les mamies peuvent devenir de véritables forces de la nature quand elles sont suffisamment contrariées, et ça ne manqua pas : Joanna profita d'un après midi d'atelier pour saboter le tube, et plus précisément le mécanisme responsable de pomper en permanence les médicaments dans le système d'Adriaan.
Ce qui eut pour effet, bien sûr de le réveiller.
Mais Joanna se retrouva avec surprise... Non pas devant son tendre ami, mais face à une bête sauvage.
Adriaan, dans un état second et absolument incontrôlable, massacra l'intégralité de l'équipe de recherche dans la pièce. Et mamie Joanna. Puis il s'échappa... Pour courir, loin. Sans s'arrêter.
A la recherche de cet appel qu'il avait entendu dans ses rêves, qui l'a mené dans un long voyage vers l'océan. C'était désormais devenu le seul et unique guide, dans sa vie où il avait tout perdu. Cet appel, qui le poussa à monter discrètement dans un bateau, vers la mer. Mais vers où exactement ? Où allait mener ces rêves ?
Un endroit où il pouvait espérer vivre une vie à peu près normale ? Avoir un travail, des amis, connaître l'amour, avoir une famille ... ?
Vers un monde où il aurait enfin sa place.
Peut être ?