Histoire
« Les blanches colombes s'envolent,
en déployant leurs ailes.
Les plumes encore immaculées,
jusqu'au sang qui tombera du ciel »
Ses yeux s'ouvraient difficilement, agressés par la lumière braquée sur elle pour l'inciter à se réveiller. « Non, pas maintenant. » Les médecins firent irruption dans la pièce comme ils le faisaient tout le temps, à chaque fois, sans lui laisser jamais aucun répit. Recroquevillée sur elle-même, dans un coin de cette pièce vide et blanche, la goule craignait déjà la suite. Elle tremblait. Elle avait peur. « Je n'ai pas envie » Le schéma se répétait toujours, inlassablement. Ils la prenaient en tenaille pour l'obliger à se tenir tranquille et sur cet assaut, Versace se débattait de toutes les forces qu'il pouvait bien lui rester. Malheureusement, les drogues injectées l'assommaient suffisamment pour qu'elle se calme mais pas assez pour soulager la souffrance.
Mais, au moins, sa famille était à l'abri.
Combien d'expériences avaient-ils menés sur elle ? Combien de temps était-elle restée là-bas ? Combien de fois, avait-elle pleuré ? Impossible même de s'en souvenir mais la douleur elle, était marquée au fer rouge. Ils la plongeaient dans l'eau bouillante, l'abattaient avec des produits chimiques, la laissaient pourrir dans un congélateur immense, la mutilaient atrocement, la privaient de nourriture. Autant d'horreurs infligées pour tester ses capacités extraordinaires et faire d'elle un pur cobaye dans des expériences inhumaines. Mais le pire restait leur tentative vaine de lui arracher ces membres qui faisaient son extension lorsqu'il forçait Versace à se transformer en goule. Elle avait hurlé, hurlé si fort. C'était bien la sensation la plus effroyable au monde pour un être comme elle que de lui retirer, l'objet même de son identité.
Mais les conséquences furent terribles. Son esprit persécuté et meurtri, ne répondait plus de rien. La créature divaguait, elle se laissait endormir par une souffrance qui la ravageait au fur et à mesure des années pour la consumer toujours. Elle glissait dans les couvertures d'une folie dangereuse qui se gravait sur sa peau, sur son cœur. Versace perdait pied, à tel point qu'elle peinait même à se souvenir véritablement de son prénom. Elle parlait toute seule en mangeant sa propre chair. Elle avait faim, souvent très faim. Mais la dernière fois qu'elle avait dévoré l'employé qui lui servait ces morceaux pourris, elle n'avait pas pu toucher à une assiette pendant une semaine. Parfois, elle riait en se mettant à danser dans sa prison de verre. Le type chargé de la surveiller mettait des fois de la musique. Elle l'aimait bien. Enfin, ce que la goule aimait surtout, c'était l'observer comme un bon plat. La folie s'emparait d'elle au même titre qu'elle se perdait dans les abysses, ne sachant que faire, n'existant plus vraiment. Elle était là, errante comme une fumée qui stagnait sans but et sans chemin. Mais il avait suffi d'un malheureux événement pour faire sortir la bête assoiffée de sang de sa torpeur en la mettant très en colère.
Ses yeux s'écarquillèrent, saisie d'un effroi soudain qui la paralysa au point que ses lèvres ne puissent remuer suite au choc. Non... Comment était-ce possible ? Elle les avait vu s'enfuir... Elle était restée exprès sur place pour que ces sales races d'humain la capturent elle. Pourquoi ? Pourquoi... Pourquoi lui ? Pourquoi le clan n'est-il pas intervenu pour les protéger ?
La rage intense la tira soudainement de son état psychotique dans lequel elle tournait en boucle pour cracher sa haine. Son fils gisait là, sur cette bâche dégueulasse, mort. Ces humains... Ces traîtres... Ses poings se serrèrent au point de faire craquer ses os. Le gardien se mit à ricaner à cette réaction, bien trop fière qu'une vitre blindée ne les sépare finalement. Néanmoins, il ne fallait pas soupçonner la force d'une femme dévastée et encore moins celle d'une maman. Le plancher semblait se dérober sous ses jambes tant la haine finissait de la transcender méchamment. Ses prunelles adoptèrent la nuance d'un rouge saillant tandis que quatre queues de cette même teinte lui poussaient dans le dos. Dans la hiérarchie des goules, ils n'étaient pas tombés sur la plus inoffensive et ils ne tarderaient pas à le comprendre. Ses tentacules osseuses se mirent ensuite à se mouver, bouger lentement comme si elles possédaient leur propre conscience tandis que Versace se mit à rire d'un air mauvais. Un rictus sinistre et annonciateur de mort se dessina sur ses lèvres, ce qui ne rassurait clairement pas le bonhomme qui s'arrêtait de faire le pitre. Les pattes d'insectes du monstre s'abattirent ensuite violemment sur les vitres pour les fracasser de toute leur hargne et de toute leur puissance jusqu'à ce que la barrière qui la séparait du monde extérieur ne vole en éclat.
« Ola, ola. Maman est rentrée »
Les crocs dehors, sa mâchoire se planta avec une rapidité hystérique dans la gorge du garde pour lui arracher pleinement la trachée. Versace poussait un soupir d'extase au goût du sang frais sur ses papilles comme elle n'en avait plus goûté depuis si longtemps. En colère, elle était bien décidée à abattre son courroux sur ce laboratoire qui l'avait maltraitée pendant des années et qui lui avait arraché son fils. Évidemment, sa présence dans les couloirs ne passait pas inaperçue, ce qui déclenchait une alerte sécurité maximale.
« On va jouer un peu, les enfants »
Sur son passage, elle tuait à foison. Sa rapidité était déconcertante et son agilité ne permettait aucune lame de l'atteindre. Les membres qui lui servaient d'armes embrochaient ses ravisseurs comme des tomates cerises sur des cures dents. Mais loin d'en avoir fini, elle déverrouilla les systèmes de sécurité au hasard pour des cellules qui tenaient également des individus comme elle, des créatures surnaturelles. Les locaux se trouvaient peu de temps après complètement envahis par des êtres en tous genres qui n'avaient rien d'humain. La panique était totale et la goule en profita pour se glisser dans un bloc opératoire pour y découvrir également les corps de quelques membres de sa famille dans des tubes. Ils n'avaient pas survécu à la maltraitance. Son cœur se serrait si fort dans sa cage thoracique au point de l'étouffer en constatant la fatalité de cette histoire.
Elle s'était sacrifiée pour rien.
Versace laissait donc ainsi cette vie derrière elle, le cœur aussi abîmé que les crânes qu'elle venait d'écraser d'une seule main. Elle se fondit dans la masse, dans ce monde qui lui avait retiré tout ce qu'elle aimait, parmi des hommes qui la recherchaient. La goule poursuivait de faire des cadavres sur son passage, n'éprouvant aucun scrupule à répandre la misère de sa faim insatiable sans même chercher à être discrète. Les membres de son clan, qui avaient fini par remonter à sa piste à cause des dégâts qu'elle provoquait, désapprouvaient totalement cette attitude. En effet, ce comportement attirait bien trop l'attention. Malheureusement, la femme ne l'entendait pas de cette oreille et les malheureux qui avaient été envoyés pour la supprimer se retrouvaient à leur tour en proie à sa folie furieuse. Versace n'avait aucun commandement. Elle ne suivait qu'elle et personne ne lui dicterait sa conduite. Son clan n'avait même pas tenu sa promesse. Il n'avait même pas protégé ses sœurs, ses parents, son mari et surtout, ses enfants. Ils méritaient aussi une bonne leçon.
Au fond, elle n'avait qu'une seule idée en tête : répandre la terreur comme ces mortels l'avaient fait dans son âme et avaler tout ce qui pouvait bien tomber sous ses dents. Mais son but ultime était bien plus personnel finalement. Cet homme qu'elle pensait être son ami, à qui elle avait confié le secret de l'existence des goules, l'avait trahi sans une once de pitié. Cette erreur de confidence avait coûté la vie aux siens et elle ne comptait pas le laisser s'en tirer à si bon compte. Ce fut alors le cœur plein de haine qu'elle se mit à le traquer comme une bête meurtrière pour le retrouver dans l'optique de lui faire manger son hystérie. A la fois chasseuse pour tordre le cou de ce traître et chassée par ses propres congénères à cause de ses frasques qui mettaient bien trop en lumière l'existence des goules, Versace marchait sur un fil dangereux où elle risquait de basculer à tout instant.
Malheureusement son projet de vengeance tomba vite à l'eau alors que les siens mirent des moyens musclés pour enfin faire d'elle leur captive avec la ferme intention de la condamner. Elle se retrouvait donc dans une prison en acier dessiné sous forme de tombeau. L'intention de ses paires était de la jeter au milieu de la mer pour l'y noyer. Avec le poids de la cage qui ne permettait aucune issue, pas même en usant de ses extensions organiques, elle tomberait au fond de l'eau sans pouvoir remonter à la surface. Après deux semaines d'attente sans eau, ni nourriture pour affaiblir leur congénère, ils la jetèrent par dessus tandis qu'elle rejoignait les abysses océaniques. Sa prison se remplissait d'eau et l'oxygène se mit à manquer en quelques minutes seulement. Versace ne pouvait que hurler en frappant fort la paroi glacée qui lui refusait la sortie. Elle ne voulait pas mourir. Pas maintenant. Elle était pleine de haine, pleine d'un moisi empoisonné qui appelait vengeance. Mais ses poumons commencèrent à boire la tasse et peu à peu, jusqu'à ce qu'elle se mette à sombrer dans la pénombre d'une nuit éternelle.
Mais le sort en avait décidé autrement.
Ce fut dans cette situation critique qu'elle trouvait ainsi le chemin du monde d'Azuola. A son réveil, la jeune femme s'était mise à cracher la mer qui s'était insinuée dans ses voies respiratoires. C'était à peine croyable. La goule mit un moment avant de reprendre ses esprits et son souffle. Trempée jusqu'aux os, elle levait son regard vitreux vers l'horizon qui lui indiquait qu'elle avait échouée sur une plage ? Comment était-ce possible ? Elle était enfermée. Totalement usée de cette sordide aventure, elle ne cherchait pas tant à comprendre tant qu'elle était encore en vie et décidait d'aller explorer les environs. Les débuts étaient difficiles. Il s'agissait d'un univers dont elle ne savait rien et sa première mauvaise surprise fut de constater après son repas que tuer dans cet univers, signifiait se retrouver nez à nez avec une entité extrêmement puissante qui se nommait Gardienne. En effet, comme à son habitude, Versace avait cherché à se nourrir pour combler son estomac mais la mort se soumettait à un enchantement qui transformait le cadavre en une créature énorme et surtout, invincible. Après cette expérience, la goule avait compris qu'elle devrait apprendre à se sustenter autrement. Alors elle s'affairait pour arracher des morceaux de chair lors de ses ébats sexuels ou se contentait d'une main ou d'un morceau de cuisse. Il était si frustrant de ne pas pouvoir dévorer quelqu'un entièrement et surtout, il lui fallait trouver refuge quelque part. Après s'est scrupuleusement renseignée, elle se tourna d'abord vers l'Eglise Blanche, où elle trouva l'asile. Mais avec dépit et désespoir, elle constata bien vite que d'autres humains sillonnaient ces terres. Ces impuretés, qu'elle maudissait jusqu'au fond de ses tripes.
Alors pendant longtemps, elle apprenait à les connaître et les côtoyer, auprès de ce Pontife. Elle travailla pour leur compte, se faisant bien voir et approuver des foules. Mieux valait-il observer son ennemi, pour mieux l'écraser. Ce jeu de comédienne dura quelques années, avant de subitement, quitter les rangs de l'Eglise pour se frayer un chemin, vers ce qui serait sa destinée : l'Ordre St Emeline. Il ne s'agissait pas de la faction la plus influente mais elle y avait découvert une doctrine fortement intéressante : terroriser et exploiter les humains. Voilà qui promettait d'être amusant d'autant plus qu'elle pourrait aisément se permettre de picorer sur les prisonniers sans se faire réprimander. Cette voie, était la sienne.
C'était le poste parfait. Dans cet Ordre, elle fut nommée Bras Droit grâce à ses capacités redoutables, de vivacité d'esprit et surtout de manipulation. Cela n'avait pas été simple d'accéder à ce rang, elle avait dû faire accuser certains des membres qui lui barraient la route pour les dégager de son chemin en inventant des stratagèmes sadiques. Un jeu d'enfant. Versace se plaisait bien dans ce rôle et pour conserver la confiance de sa supérieure Emeline en la gardant dans sa manche, elle avait décidé d'ouvrir un cirque pour mettre en scène des horreurs où des humains étaient traités comme du bétail. Il faut dire, avec son expérience traumatisante, elle ne manquait pas d'imagination et ce n'était qu'un juste retour des horreurs subies. Elle se chargeait également de recruter des espions ou des informateurs fiables et participait à l'activité dans l'Ordre en organisant des stratégies en réunion ou en partant elle-même sur le terrain. En effet, elle prenait aussi plaisir à se mêler à la vie quotidienne d'Azuola, comme auparavant. Il était toujours intéressant de fréquenter tous ces gens mais cela lui permettait surtout de tirer les ficelles dans l'ombre et d'éloigner les soupçons. C'était une femme maline et elle avait appris à se faire discrète dans cet univers complexe. La goule avait finalement compris l'utilité inestimable d'être simplement une ombre qui se glissait parmi vous, prête à frapper. Car si à première vue, il ne s'agissait que d'une demoiselle à lunettes qui aimait les bouquins, elle n'avait rien d'innocent.
Versace avait décidé de faire du Triangle des Bermudes un terrain de jeu où tous les coups étaient permis.