Histoire
Ramira lui a confisqué son téléphone, pas de boulot ce soir. Comme toujours, Laritza lui cède. Depuis leur quinze ans, Ramira est la voix de sa raison. Portable en main, la brune disparaît à l’intérieur pour commander deux verres de guararon.
-Le premier jour des vacances, ça se fête. Profite de la vue, je reviens.
Laritza lève les yeux au ciel, consciente de la moquerie. Elle ne s’arrête jamais pour contempler l’horizon, pas le temps, répète-t-elle souvent. Son métier d’avocate la captive malgré la simplicité de certains dossiers. Même infime, une justice rétablie l’emplit de satisfaction. Il faut dire aussi qu’elle aime avoir raison.
Les bras sur la rambarde, la jeune femme se laisse aller à admirer l’océan. L’orange flamboyant du soleil à travers une traînée de nuages en feu. La brise chaude lui caresse le visage et elle ferme les yeux pour mieux l’apprécier. L’air salé lui chatouille les narines, ses muscles se détendent… trop pour que ça lui paraisse normal. Prise d’un soudain vertige, elle est sur le point de s’effondrer lorsqu’un homme la rattrape et la soulève dans ses bras. Il rit, la fait tourner, l’appelle chérie. Laritza ne comprend pas, elle s’accroche malgré tout à son cou dans l’espoir d’y trouver un ancrage mais c’est trop tard, elle perd conscience.
Elle n’est pas témoin du retour de Ramira. De son affolement face à sa disparition. Personne n’a remarqué quoi que ce soit d’anormal, mais vous pensez bien, madame, que sur un paquebot de croisière comme celui-ci, quelqu’un l’aurait vue si elle était tombée. Ramira insiste, et après quelques recherches infructueuses, on se décide à appeler les gardes-côtes.
La nuit tombe et Laritza s’éveille au bout de plusieurs heures dans une cabine qui n’est pas la sienne. L’esprit encore vaseux, elle croise le regard d’une femme qu’elle ne reconnaît pas, mais qui lui ressemble suffisamment pour que le détail la choque. Cette dernière tape sur l’épaule de l’homme d’un peu plus tôt, sur le pont.
-Dépêche-toi avant que la drogue ne cesse de faire effet.
L’homme se retourne et la soulève en passant l’un de ses bras sur ses épaules. Laritza peine à se tenir debout, pourtant il la traîne ainsi hors de la cabine. Le couloir est désert, c’est tout juste s’ils croisent un quinquagénaire à qui l’homme explique que sa femme est prise de nausées et qu’il l’emmène prendre un peu d’air. La mascarade se poursuit jusqu’à ce qu’ils gagnent l’extérieur. La porte se referme derrière eux et un mauvais pressentiment se glisse dans l’estomac de Laritza. Elle voudrait se débattre et crier, mais en une poussée elle passe par-dessus bord sans possibilité d’y échapper. Il s’agit d’une exécution habilement orchestrée, probablement en lien avec l’une de ses affaires en cours.
Son corps plonge sous les vagues, emporté par le courant du navire dont elle ne perçoit plus que le vrombissement lointain. Elle s’enfonce dans l’eau sombre à travers un flot de pensées diffuses, certaine d’accueillir la noyade d’ici une poignée de secondes. Plus que la peur et la panique, c’est la frustration qui l’habite. Celle de ne pas avoir accompli assez, encore à l’aube de sa carrière. Elle songe à son père qui a travaillé dans les champs d’agaves toute sa vie, à sa famille venue de Corée au début des années 20. La tradition transmise des grands-parents, le mélange des cultures. Les étés à courir à travers les plantations avec les cousins, puis plus tard pour y piquer des feuilles et tenter d’en faire de la tequila imbuvable dans le dos des adultes.
Elle se rappelle le papillon social qu’était sa mère, une fille du coin employée au sein d’un large complexe touristique hôtelier. Les après-midi à l’attendre près de la piscine après l’école, sans savoir que l’eau aurait un jour raison de son dernier souffle. Laritza n’aura pas le dernier mot, cette fois. Ses poumons réclament leur oxygène et l’océan n’accepte aucun plaidoyer. La retrouvera-t-on, au moins ? Que ses proches évitent d'attendre en vain son retour. Ses dernières pensées sont pour eux, leurs visages imprimés derrière ses paupières, disparus en une envolée de bulles.
Les gardes-côtes sillonnent les environs mais ne retrouvent aucun cadavre. Il y a trop de distance à couvrir et personne ne dispose des ressources nécessaires pour ratisser les fonds marins, alors on surveille les plages et les chaînes d’informations. On garde espoir jusqu’à ce que repousser l’inévitable ne devienne plus possible et que le corps d’une jeune femme lui ressemblant soit retrouvé sur les rives de la Floride. L’identité est confirmée en peu de temps et la famille organise le rapatriement par avion.
Laritza n’a jamais cru à la vie après la mort. La religion n’a jamais eu de place au sein de sa famille, l’ésotérisme encore moins, pourtant elle ouvre les yeux sur d’étranges ténèbres. L’endroit est étroit, confiné. La confusion l’envahit, suivie d’une terreur silencieuse. Où se trouve-t-elle et pourquoi est-elle enfermée ? Plus important, comment est-elle encore en vie après avoir été poussée du bateau ? Elle tente de bouger les bras, mais ceux-ci obéissent avec rigidité. Le froid lui glace les veines, ce n’est pas normal, lui a-t-on encore injecté quelque chose dans le sang ?
Ce qu’elle ignore, c’est qu’elle doit ce retour brutal parmi les vivants au désespoir humain. À des kilomètres de là, une séance de vaudou à laquelle assiste Ramira porte ses fruits. Par déni ou culpabilité, la jeune femme se tourne vers l’irrationnel. Elle qui a déjà perdu un frère, décide qu’il sera le seul à lui causer pareille douleur, mais tout comme la mort, on ne contrôle que difficilement ce qui ressort de l’occulte. Laritza ne retournera jamais à Cuba.
Le couvert du cercueil s’ouvre après quelques tentatives suffisamment audibles pour alerter un membre du personnel. Regagner le contrôle sur ses articulations n’est pas une mince affaire, mais lorsqu’elle y parvient le panneau de bois entre en collision avec le visage de l’employé des pompes funèbres. Sonné, l’homme pousse un gémissement de douleur en se tenant le nez. Laritza ne voit pas grand chose, mais l’odeur ferreuse lui parvient parfaitement. Les mouvements aussi. Quelqu’un de vivant se tient à côté d’elle. Elle est debout sans même le réaliser, habitée par l’urgence de lui sauter à la gorge.
Des cris affolés emplissent l’habitacle en une fraction de secondes, et rapidement privé de son pilote, l’avion s’écrase en mer. L’appareil rejoint les fonds marins sans sa passagère principale, restée à la surface. Cette dernière erre de nombreux jours en proie aux caprices des vagues avant d’atteindre les rives d’une terre mystérieuse qui, elle l’apprendra plus tard, n’est répertoriée sur aucune carte. Ses premiers pas sont chancelants, sa démarche houleuse. La vision est assez sordide, digne des pires cauchemars de vieux loups de mer. C’est l’Église Blanche la trouve. L’Église Blanche, aussi, qui lui rend sa dignité.
Encore aujourd’hui, Laritza n’est pas certaine de croire en une entité qu'elle n'a jamais vue, mais pour sûr se réveiller avec de la magie dans les veines lui donne envie de croire en quelque chose. Au moins en ses propres valeurs, nées d’un communisme cubain cousin du régime de l’Église Blanche où elle reste désormais par choix. Sa mauvaise vue l’empêchant d’exercer convenablement son métier d’avocate, elle occupe un poste de Juge au sein du tribunal d’Azuola depuis bientôt cinq ans.