Codage par Libella sur Graphiorum

L'art de tisser l'esprit

Ce nouveau monde m’était encore un peu trop inconnu, et j’errais comme une âme esseulée à la recherche de la connaissance, cherchant à comprendre comment fonctionnait les êtres vivants pour mieux les corrompre. Mes visions fantasmagoriques, souvent qualifiées de cauchemardesques par les élus touchés par ma grâce, semblaient perdre un peu de sens ici, comme si l’énergie magique prodiguée par la créature nommée Shen m’empêchait d’agir à ma guise. Mon emprise était vacillante sur les rêveurs, plus faibles qu’à l’accoutumée, mais je devais cependant faire avec : je n’avais que ce moyen pour communiquer prudemment avec les humains. Discuter me demander trop d’effort, je n’aimais pas me rabaisser à échanger avec ces insectes sur des sujets incompréhensibles, avec pour seul objectif de tirer une ou deux informations susceptibles de me mener à la victoire. Ceci était trop violent pour moi et me rapportait ci-peu, c’était intolérable. Avoir un unique tentacule dans ce territoire n’était pas assez pour en prendre directement le contrôle. La notion de fourberie était une chose étrangère pour mon espèce, mais il me fallait faire de ce concept humain l’un des mieux. Quelle déchéance, quelle insulte.

Profitant d’une ruelle sombre, j’étendais les bras pour les transformer en appendices, puis d’autres lianes tentaculaires sortirent de mon être pour m’accrocher aux parois, glissant dans les fêlures et les lézardes. Une fois confortablement installé dans ma toile, je fermais doucement les yeux pour m’immerger mentalement dans le pays de morphée, profitant de mes membres pour chercher des rêveurs, pour tenter de capter des images et des symboles. Ma présence dans les songes amenait toujours un échange avec ma propre mémoire, et faisait entrevoir les gigantesques cités cyclopéennes dont j’étais le maître, les terreurs de l’espace et la beauté de l’infini. Une chose cependant m’intrigua dans ma mission. Ma connexion avec l’un des habitants était plus lente, j’avais moins d’accroche sur cet humain. Délaissant les autres primates, je me concentrai alors sur celui-ci, m’imposant d’autant plus dans son imaginaire pour desceller ce qui m’irritait.

J’assistais alors à une scène romantique, entre ma cible et une demoiselle au bord d’un lac. Une présence floue m’intrigua, comme si quelqu’un d’autre était déjà en train de suggérer une scène. Comme précédemment évoquée, mon intrusion s’accompagnait aussi de quelques changements : le doux temps propice aux bons mots et à l’amour courtois s’était mu en un ciel orageux, les nuages se déplaçant à la manière de vagues houleuses. Les arbres, autrefois recouverts de feuilles verdoyantes, avaient maintenant l’air décharnés, vidés de toute vie, les branches cassantes hurlant au contact d’une bourrasque un peu trop fraiche, cinglante. Je ne pouvais pas totalement me matérialiser, et j’observais le couple par l’intermédiaire de la lune, devenu alors mon œil, la pupille dilatée se baladant à la recherche de la singularité que j’avais observé. Le chant des oiseaux nocturnes s’était totalement éteint, au profit des sifflements et murmures d’une langue étrange, emportés par le vent. Les deux acteurs de la pièce commençaient doucement à s’apercevoir de la transformation des rideaux, se retournant pour se blottir l’un contre l’autre, le regard fixé sur la forêt à l’allure menaçante, abritant des silhouettes encapuchonnées. Dans cet univers onirique, même les êtres inférieurs devenaient capables de comprendre l’élégante langue des Grands Anciens, et j’en profitais donc pour interpeller la chose qui habitait ce rêveur.

─ Ce vaisseau est le mien, soufflais-je dans un craquement, je navigue sur cette barque depuis la nuit des temps et je naviguerais encore sur la mer des songes lorsque l’univers ne sera plus. Je te sens, toi qui nages dans mes eaux. Je te noierai.

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L'art de tisser l'esprit

Mon œil, palpitant, attrapa le couard qui se cachait dans ce rêve. Celui-ci s’était progressivement montré à moi, avant de s’adresser à mon encontre avec son langage vulgaire, bien loin de la finesse de la langue des Grands Anciens. Plutôt que de s’incliner en se lamentant du sort que je m’apprêtais à lui réserver, l’impudent s’opposa à ma présence en modifiant le songe à son tour, faisant retrouver au ciel une teinte et un défilement monotone. Insulté, je sentis une pointe de colère venir me titiller intérieurement. Décidément, il me fallait dresser ces insectes, qui se montraient un peu trop discourtois à mon encontre.

─ Je ne me présente pas, être inférieur, car tout le monde me connaît. J’habite cette planète depuis pratiquement sa naissance, ma marque se cache dans tous les êtres qui la composent. Ton cerveau reptilien, ta partie bestiale, sait qui je suis : je suis celui qui dort dans les océans, qui repose et qui veille.

Tout en proférant ma litanie, je fis prendre à la lune une couleur putride, verdâtre. Des contours de la sphère se développèrent, d’abord minuscules puis gargantuesques, des tentacules qui s’agitaient dans les airs, fouettant les nuages et provoquant des bourrasques à chacun des mouvements de mes membres. L’eau du lac, noir de ténèbres, se mit à luire d’une couleur bleutée avant de faire apparaître une forme grandissante, toujours recouverte d’eau, se refusant à percer cette peau aqueuse qui l’entourait.

─ Il m’arrive d’oublier à quel point vous avez la mémoire courte, vos vies commencent et se terminent au rythme de ma respiration. Soit, créature, je daigne t’accorder un peu d’attention. Tu empiètes sur mon territoire honteusement pour faire vivre à ces animaux des moments agréables, voilà une utilisation bien ridicule de ce don. Vois ce qu’un être véritablement intelligent peut faire de tout cela.

La bulle luminescente éclata alors pour faire apparaître une bête chimérique, mi-homme mi-poisson, dont les traits rappelaient les miens sous ma véritable apparence. Bien vite, d’autres de mes enfants percèrent le lac pour naître et faire face aux rêveurs. De l’autre côté, à l’orée de la forêt, mes cultistes sortaient de derrière les arbres, accompagnant le crépitement de leurs torches par des psalmodies à mon honneur. Tout ce beau monde n’avait qu’un seul but : anéantir l’intrus et ses protégés. Je ne supportais pas la concurrence, d’autant plus lorsqu’elle était aussi infâme.

─ Toi qui te permets de jouer et de divertir ma nourriture, je te défie de me tenir tête. Mes pensées dévoreront les tiennes, et cela ne saurait être autrement. Je me sustenterai de ta psyché, non sans le plaisir que les vôtres éprouvent à l’idée de violence.

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La réponse de la créature qui empiétait sur mon univers ne me satisfaisait pas. Son ton, bien que timoré par la volonté de me plaire, ou plutôt de recueillir de ma part un peu de compréhension ou de gratitude, me donnait plutôt l’effet d’un énième manque de respect déguisé. Cet enfant se montrait un peu trop bavard, un peu trop sournois. Quand bien même il avait exprimé l’idée de ne pas me paraître désagréable, le scélérat en profita tout de même pour rejoindre l’humain et le protéger, jouant avec ses propres rêveries pour faire disparaître l’amoureuse. Mes créatures, quant à elles, s’approchaient lentement vers le bord du lac, jusqu’à finalement l’atteindre pour se déplacer à la surface. Leurs tentacules claquaient aux vents, ponctués de bruits et de sons stridents.

─ Tu souhaites connaître mon nom, insecte ? Tu serais bien incapable de le prononcer, c’est une langue qui dépasse ta compréhension et il te faudrait des siècles d’entraînement pour ne réussir qu’une seule syllabe. Non, je ne peux te le donner, l’entendre simplement pourrait te plonger dans la plus pure des folies. Le souhaiterais-tu ?

L’esprit en profita pour s’envoler et faire disparaître le rêveur. Bien, la proie prenait position, et ce n’était pas celle que j’attendais d’une si faible créature. Dans ce monde, privé de mon corps et si loin de mes pensées, je n’étais pas plus fort en réalité. Le jeu était égal. Ma faiblesse me donnait envie de vomir et de tout détruire. Patience, il me fallait me montrer prudent, calme, posé. Rien ne pressait, j’avais déjà patienté pendant des éons, je ne pouvais pas tout gâcher en seulement quelques semaines.

─ Si tu tiens tant que ça à me dénommer, je t’autorise à m’appeler maître, cela me semble une alternative satisfaisante pour nos deux parties. La raison n’est pas un domaine qui m’intéresse, c’est un concept qui ne fait aucun sens. Tu es sur mon territoire et tu manges mes fruits, tu te nourris dans les mêmes champs que moi. Nous ne pouvons nous partager les rêveurs, cela signifierait la famine pour l’un de nous deux. Cela ne saurait être moi. En revanche, j’apprécie cette tentative désespérée de trouver une solution alternative. Je vais donc, moi aussi, faire une offre avant de commencer à te chasser : si tu t’abandonnes à moi, que tu te soumets à mes ordres et à ma volonté, je t’autoriserai à manger mes restes et à peut-être assister à la mort de toute magie. Qu’en penses-tu ?

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Ce petit être avait manifestement la volonté de me faire sortir de mes gonds, celui-ci s’évertuait à me traiter en tant que collègue, à croire que je devais m’abaisser à le traiter comme un de mes pairs : ce qu’il n’était décemment pas. Les insectes étaient bien arrogants dans ce monde, il me fallait rapidement les remettre à leur place. Cette représentation de la magie, Shen, avait donné naissance à des créatures imbues d’elles-mêmes, des êtres narcissiques incapables de se soumettre avec déférence à des formes de vies supérieures, entièrement aveuglés par les maigres capacités qu’ils avaient obtenus sous le coup du hasard. C’était aussi insoutenable qu’insultant.

─ Je ne comprends pas ton langage et je ne souhaite pas le faire. Enfant, tu te permets bien des choses déplacées à mon égard, me surnommer est une offense que tu vas amèrement regretter. Tu ne te nourris pas des rêveurs, bien, je le fais cependant : t’y opposeras-tu ? Une idée sournoise m'apparut, avec les pouvoirs de ce Zaou, je pouvais peut-être me trouver un chasseur capable de me préparer mes proies pour me laisser seul le loisir de les déguster. Traquer moi-même ma nourriture était outrageux, c’était un travail d’esclave et je venais d’en trouver un qui pourrait parfaitement remplir cet office. Mais avant, je me devais de répondre à la question de mon interlocuteur, car elle sonnait comme une menace discrète, implicite.

─ Je ne vis pas dans les rêves, animal, un réveil de cet humain ne me provoquera pas de douleur, ni de mécontentement. Je m’en irais simplement chercher ailleurs une nouvelle victime à dévorer. Je ne suis pas un être éthéré, je vis et je dors dans la réalité même. Grand est mon pouvoir, et tu n’en contemples qu’un maigre fragment. Je te retourne la question, singe : que se passerait-il si je décidais de t’anéantir ici ? De te vider de ton essence au sein de ce rêve, souhaites-tu en faire l’expérience ?

Mes troupes continuèrent à se rapprocher, à se rassembler autour de la créature surnaturelle dans des postures menaçantes. Je ne connaissais pas les capacités de mon adversaire, peut-être pouvait-il échapper à mon emprise et revenir dans le monde réel à loisir. J’essayais de garder une trace de sa présence, de son énergie, pour le chasser le jour levé. D’un caractère magnanime, forcé par la présence d’un unique tentacule sur ce territoire, je lui fis cependant une dernière proposition :

─ J’ai faim et mon désir de satiété me rend aimable. Deviens ma bête, prépare moi mes repas et je consentirais à te laisser vivre, et à entrevoir les secrets de l’univers qui se cachent derrière le voile. Ma connaissance dépasse les limites de l’espace-temps, tu sauras tout ce que tu souhaites. En échange, tu me trouveras des rêveurs capables de contenter mon appétit. Cela sera ma dernière proposition amicale. Si tu la refuses, je te forcerais à l’accepter.

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