Sujet: Ruan et la nuit (Flash back / Terminé ) (03/10/2020 - 22/09/2020) Lun 23 Mai - 13:30
Si sublime était la longue nuit noire,
Etendue sous la plus claire lune.
La canette est glissée sur la table sans hésitation, avec presque uné légère once de provocation. ça a le mérite de faire hausser un sourcil au démon, bien que ça ne lui arrache pas un seul mot pour autant. Il reconnaît le fond clair, la typographie légère et les dessins presque enfantins fruités sur la boisson, et hoche simplement la tête. L'humaine accroche son petit sac de sport en tissu sur la chaise, avant de s'y poser en le fixant droit dans les yeux.
ça n'avait rien d'une scène exceptionnelle, dans ce bar. ça arrivait, quelques fois. Ye connaissait très bien la créature qui le tenait, et lui avait accordé une petite place à une table au calme, dans un coin un peu éloigné des baffles qui vomissaient des classiques locaux de rock alternatif à longueur de nuit.
Rien d'inhabituel. Et pourtant, l'attitude de cette humaine était différente de celle des autres. Normalement, Ye sent leur peur à plein nez. Il se plantent devant sa table avec un malaise timide. Hasardent un mot ou deux avant de déposer la canette sur la surface en bois rayée par les années, tremblants. N'osant pas s'asseoir avant que Ye ne se décide à faire un signe silencieux. Non, celle là était venue directement. Elle s'imposait, presque, posant la canette non pas comme une offrande mais comme un juste paiement. Et dans son regard brûlant, qu'il sent sur lui sans même lever les yeux, elle exigeait silencieusement son service.
Il laisse quelques longues secondes passer, humant la tension entre eux, avant de prendre finalement la canette et l'ouvrir, en versant le contenu dans son verre vide. Comme si c'était le signe qu'elle attendait, l'humaine se détend légèrement. Le liquide ambré monte lentement, la mousse claire atteignant tout juste le bord, avant qu'enfin Ye ne lève les yeux vers son invitée de la soirée.
Elle semblait jeune, mais ce n'était pas la plus jeune qu'il avait pu voir à sa table. Elle devait avoir un peu plus de la vingtaine, moins de trente ans en tout cas. Ses vêtements étaient simples, pratiques, propres. Un survêtement et des baskets usées, qui avaient dû bien voir du trottoir depuis bien des années. Ses cheveux mi-longs, coupés maison, et des yeux noisettes aussi perçants que déterminés. Bien. Il sentait qu'elle allait être intéressante, celle là.
Il glisse à nouveau le regard vers sa bière, porte le verre à ses lèvres, la laissant commencer.
- Ancien seigneur, je veux mourir.
ça commençait souvent comme ça. Le vieil honorifique, typique de la région, l'intrigue un peu plus. Mais il ne lui répond pas, ce qui semble étrangement la contrarier.
- ... Je m'appelle Ruan. Et vous ?
Il repose son verre, lentement, dans un geste qui démontrait le plus grand des calmes.
"Tu n'es pas ici pour faire ma connaissance."
Le nez de la jeune femme se retrousse légèrement, et elle sort une canette de coca de son sac, très certainement volée. Elle l'ouvre, la pose sur la table sans le quitter du regard. Le démon en est presque impressionné.
- Je suis là pour une raison et je suis sérieuse. Alors si je veux faire connaissance avec le type qui va me zigouiller, il me dit son nom, point barre.
Là. Précisément ici, ça devenait très intéressant. Ye la toise, elle qui, toute haute de son mètre cinquante en baskets, venait de lui donner un ordre. A lui. Un démon millénaire. Il n'était même pas en colère, à vrai dire, plutôt impressionné même.
"Quelle adorable impolitesse. Yè."
- ... Nuit ? C'est ton vrai nom ? Ou tu te fous de moi ?
Cette fois, le regard qu'il lui renvoie lui fait comprendre qu'elle commençait à légèrement dépasser les bornes. Et elle semble en avoir conscience, rentrant ses épaules comme un chat pris sur le fait d'une bêtise. Ye jauge le contenu de son verre un instant, avant de reprendre la parole:
"Tu as dix minutes, Ruan. Après tu te casse."
Elle a un petit claquement de langue contrarié, mais n'ose pas lui répondre par une réplique, cette fois. C'est bien. Elle apprenait vite. Pas qu'il en avait quelque chose à faire, en fait. D'ici l'aube, elle sera soit retournée d'où elle était venue, soit à la morgue. Alors faire la conversation et faire connaissance... C'était bien la dernière de ses préoccupations.
- ... Je travaille dans une usine sur le port. Je vis dans un squat avec des vieux, je m'occupe de tout pour eux avec le salaire de merde que je gagne. J'ai pas de diplômes, je peux rien faire d'autre. Mon patron le sait, il en abuse et je dois supporter ça parceque je ne veux pas retourner à la rue. J'ai pas un rond. Pas d'avenir. Pas d'attaches. Je veux pas vivre mes cinquantes prochaines années comme une souillon avant de crever dans le caniveau.
Ye est attentif, hochant la tête. Remarquant la prise de Ruan qui s'était durcie sur la canette.
"Tes parents ?"
- ...
Les lèvres de la jeune femme se plissent légèrement, et elle reste muette. Il reconnaissait ce regard, ces légères contractions au niveau de la gorge. La défiance de Ruan s'évanouissait doucement pour laisser place à ce qu'elle était vraiment: une petite fille paumée et vulnérable.
Le démon se laisse aller sur sa chaise, reprenant une gorgée de sa bière aromatisée. Maintenant il s'agissait de voir. D'aller plus loin. Voir si elle cédait. Voir son vrai regard.
"Alors va te jeter dans le port, au lieu de me déranger. Tu veux mourir ? Fais le toi même. Si je devais perdre mon temps avec toutes les filles comme toi de cette ville, il n'y aurait plus personne à marier."
Elle encaisse la phrase comme un impact de balle en plein coeur, en reste muette. D'ordinaire, c'est là que la plus grande partie se levaient pour partir, et reprendre une vie normale. Mais Ruan ne bouge pas. Elle tremble légèrement, de colère et de tristesse. Mais elle, elle ne bouge pas. D'un. Centimètre.
- ... J'ai peur.
Finira par admettre la jeune femme, après avoir difficilement avalé sa salive.
- Les rumeurs disent que vous êtes tout le temps tout seul la nuit. Vous savez ce que c'est la solitude, non ? S'il vous plait. Je ne veux pas partir seule.
Le regard rubis glisse sur la table. Elle avait plus peur de la mort que d'un littéral démon. C'était, pour lui, le signe qu'elle était plus que sérieuse. Et de toutes façons, il sentait que même si il la sommait de décamper, elle ne bougerai pas de sa table.
"Je n'ai pas besoin de t'expliquer en quoi cette décision est irréversible."
Répond calmement le démon, reprenant un air faussement nonchalant.
"Tu devrais te donner plus de temps pour y réfléchir. C'est la dernière décision de ta vie, que je te demande de prendre."
- J'en suis sûre !
Elle se redresse, faisant légèrement sauter la table et manquant de renverser sa canette. Une soudaine, brûlante lueur d'espoir dans son regard d'automne.
- J'y réfléchir depuis une semaine, sans arrêt, chaque jour... ! S'il vous plaît, ancien seigneur nuit, acceptez ma demande !
Ye grimace. Qu'avaient donc les humains avec ces titres et formulations idiotes ? Pour un peu il ne manquait plus à cette petite qu'à s'incliner bien bas avec de l'encens dans les mains. Elle n'était pas au temple, il n'était pas un dieu. Ye n'avait jamais apprécié ces formalités rituelles: un démon n'en était quasiment jamais le destinataire, après tout.
Hochant la tête, il porte de nouveau le verre à ses lèvres.
"... Il y a un prix supplémentaire, pour toi: que tu arrêtes de m'appeler 'vieux seigneur'. Allez. Finis ton coca. Ta dernière nuit sera avec moi."
Le démon détourne les yeux, faisant mine de se reconcentrer sur sa boisson pour ne pas avoir à subir le regard reconnaissant de la jeune femme, face à lui.
Il avait beau n'en avoir strictement rien à foutre, de sa vie et de ce qu'elle en faisait. Quelque part dans sa poitrine, il sentait à chaque fois de plus en plus un pincement étrange. Ce monde moderne était si rempli de merveilles dont leurs ancêtres n'avaient jamais osé rêver. Alors pourquoi ? Pourquoi dès qu'il tendait le nez, dans l'air nocturne de chaque ville, il ne sentait que de la douleur et du désespoir ?
Pourquoi l'air devenait au fil des années si... Irrespirable, pour les créatures comme lui ?
Sujet: Re: Ruan et la nuit (Flash back / Terminé ) (03/10/2020 - 22/09/2020) Lun 23 Mai - 17:22
Si pensive était la longue nuit noire,
Qui se remémore le vin d'été.
La chambre était simple, spartiate. Il n'y avait que l'essentiel, et encore. Un grand lit, une commode, dans un coin une cuisine qui ne semblait même pas utilisée. Tout était... Etrangement dénué de quoi que ce soit de personel. Rien qui n'indiquait quoi que ce soit sur la vie ou le caractère de la personne qui y habitait. Il y avait bien quelques livres sur le lit, que Ye avait rangé dans un tiroir dès leur arrivée.
Elle ne savait pas trop à quoi elle s'était attendue. Une crypte bizarre ? Un sous sol habité par un mystérieux culte ? Un temple abandonné ? ça vivait dans quoi, un démon ? Une simple chambre au mois visiblement, comme tous le monde. L'idée était si absurde et étrange que la jeune femme ne peut pas s'empêcher d'avoir un sourire. Elle enlève ses baskets à l'entrée, pose son sac sur le sol et enlève sa veste de survêtement. Ne semblant pas intimidée. Ye ne s'en alarme pas : il avait l'habitude. Elle tremblerai plus tard.
"Si tu veux prendre un bain avant, c'est juste là."
Répond Ye en désignant seule autre porte sur la droite. Le démon avait été avare de mots, sur le chemin. Ruan trouvait ça étrange. Une créature comme lui ne jubilait elle pas dans ces cas là ? Ramener une jeune victime fraîche chez soi, qui s'offrait volontairement comme un sacrifice des temps anciens. Elle s'était attendue à ce qu'il jubile, peut être. A ce qu'il se jette sur elle sitôt la porte refermée à clef. Au lieu de ça il est là, à lui proposer une douche. Il semblait presque plus triste qu'elle, en fait.
- Je me suis déjà lavée avant de venir.
Elle hésite un instant, avant d'ajouter, se doutant bien que la proposition du démon était juste une manière détournée de lui demander de prendre plus de temps pour réfléchir :
- Et... Je n'ai pas changé d'avis.
Bien sûr que non, elle n'avait pas changé d'avis. Ye le savait déjà très bien. Il l'avait compris le moment même où elle avait posé sa canette de coca sur la table en le fusillant du regard. Cette humaine était différente. Elle était forte. Façonnée par les épreuves et les humiliations de la rue.
Ruan ne changeait jamais d'avis.
Il s'assoit simplement sur le lit, faisant signe à l'humaine de retirer son tee shirt, tandis qu'il fait de même, déboutonnant sa chemise dans la plus grande tranquilité. En sentant le moment approcher, la jeune femme sent une panique instinctive commencer à la prendre. Elle s'execute, laissant tomber son haut à ses pieds, ses mains de plus en plus tremblantes au fur et à mesure, sans qu'elle ne puisse les contrôler. Ye ne la presse pas. Elle avait encore le temps de se retourner et de partir en courant. Les larmes montent dans les yeux noisette, mais elle les ravale avec un courage obstiné. Bien qu'elle ne puisse plus cacher les tremblements dans sa voix.
- Est ce que... ça va être instantané ... ? Je vais me sentir... Mourir ?
Ye penche légèrement la tête sur le côté, intrigué. Au fil des siècles, l'humain était devenu de plus en plus une énigme pour lui. Comme celle là, par exemple. Si courageuse. Impétueuse. Si forte. Et pourtant si fragile. Si vulnérable. Pourtant elle ne reculait pas. Ruan ne changeait toujours pas d'avis.
"Non. Rien de tout ça. Pour le moment, j'ai juste besoin d'être en contact avec ta peau."
Il ne comptait pas la rassurer. Il n'était pas là pour ça. Ce soir, ils avaient un accord commun, silencieux: il lui rendait service, elle lui servait de nourriture. Rien de plus. Reste à savoir si elle était digeste, là, c'était une autre histoire. Et la raison pour laquelle il voulait prendre son temps. Ruan prend plusieurs grandes respirations tremblantes, et Ye est toujours persuadé qu'elle allait faire demi tour et prendre la porte. Mais elle s'avance et grimpe sur le lit, dans ses bras ouverts. Surprenant. Le démon referme ses bras, attendant avec patience. Dans quelques minutes, la fine couche de substance invisible sur sa peau aura pénétré celle de l'humaine. Et elle sera prête à être goûtée. Puis dévorée, si elle constituait un repas adéquat.
En attendant, il reporte son attention sur la peau chaude contre la sienne, cherchant les signes de l'effet de sa drogue sur sa victime avec une indifférence froide. Ruan, étrangement, ne tremblait plus, dans ses bras. D'habitude, c'était le contraite avec les autres: ils étaient habituellement terrorisés, sanglotant.
- Hé, monsieur nuit ?
"... Quoi ?"
Pourquoi elle parlait ? Elle vivait sa dernière heure, et elle ne tremble même pas ? Elle lui tape la discussion ?
- Je peux toucher tes cheveux ?
Il y avait des choses qu'il ne comprenait décidément pas, chez les humains. Mais Ye hoche la tête, et ferme les yeux, sentant les mains de l'humaine se perdre donc, doucement, sans ses cheveux longs. Son instinct de prédateur sent la drogue faire effet sur sa proie, les muscles de l'humaine se détendre de plus en plus. Elle s'affaissait presque complètement contre lui, cette fois. Presque prête à être cueillie.
- Ils sont vraiment doux...
Ye aurait aimé qu'elle se taise. Qu'elle arrête de faire ça. Qu'elle se tienne droit et tombe raide là, tout de suite, en silence. Parceque chaque mot qui s'échappait de la bouche de sa victime, chaque sensation de ses mains entre les mèches noires, lui donnait l'impression que quelque chose se tordait et se déchirait dans sa poitrine. Que les humains étaient ennuyeux. Incompréhensibles. Le démon glisse ses lèvres le long du crâne de la jeune femme, qui ne réagit pas. Elle avait beau être toujours là, consciente et avec toutes ses facultées, elle devait certainement sentir son corps planer un peu maintenant. Le démon était rompu à l'exercice, sachant très bien quels méridiens viser: d'abord, la jonction des deux qui traversaient verticalement le crâne. Pour goûter ses émotions, comme un apéritif, et la vider un peu pour qu'elle ne sente plus rien ensuite. Puis il l'allongera, et elle ne réagira même plus. Il dévorera le reste de son énergie, au niveau du coeur cette fois. Le second croisement des méridiens. Le seul qu'il puisse ponctionner complètement, en entier. Jusqu'à la mort.
- Hé... Merci...
Il l'ignore. Elle n'était que sa nourriture. Et la jeune femme n'avait pas exagéré sa situation jusqu'ici : tout ce qui traverse les lèvres de Ye n'est que désespoir. Il s'en délecte, avec le soupir satisfait de quelqu'un de trop affamé pour faire le difficile. Toutes ces émotions si destructrices, désespérées, si humaines. Du poison pour eux mêmes. Un nectar pour lui.
- ça fait vraiment du bien, vous savez ... ?
Ye rouvre les yeux, comme frappé de plein fouet. Est ce que c'était les paroles de Ruan ? Ou est ce qu'il avait senti quelque chose d'étrange, dans les émotions de la jeune femme ? Un peu des deux. Assez pour, enfin, lui faire ouvrir la bouche pour faire quelque chose que Ruan tentait désespérément de lui faire faire depuis le début de la soirée: la conversation.
"... Ruan. Parles moi de tes rêves."
D'une, les démons, ce n'était pas supposé faire du bien. Mais bon, il se garde de lui faire la remarque. De toutes façons, il savait parfaitement l'effet que sa drogue faisait sur les autres. Et ce n'était pas la manière la plus désagréable pour une proie de se faire piéger, c'est certain. De deux, il avait senti quelque chose de complètement inhabituel, en dévorant les émotions de sa victime. Quelque chose de soigneusement caché, derrière les couches épaisses de désespoir et de doutes qu'il venait de lui voler.
- ... J'ai toujours voulu faire une école d'art.
Souffle Ruan, sa tête calée contre l'épaule du démon, ses doigts glissant toujours entre les mèches incroyablement sombres.
- Mes parents disaient que ça ne me mènerai nulle part. Ils voulaient me mettre dans une spé maths. J'ai senti qu'ils me donnaient pas une juste chance... Alors je suis partie de la maison.
Ye hume de nouveau le méridien, cette veine invisible, sous les cheveux de la jeune femme. Oui, c'était quelque chose d'aussi rare qu'inhabituel. Un trésor qu'il avait très rarement vu ces derniers siècles, chez ses victimes.
De l'espoir.
- J'ai fait des mauvaises rencontres. Je suis partie en couilles. Maintenant c'est trop tard... J'ai essayé de poursuivre mon rêve. J'ai gâché ma vie.
Il sent quelque chose d'humide, glisser le long de son dos. Glissant aux aléas de ses muscles, pour s'écraser sur le drap. Des larmes.
"Je suis allergique aux rêves, Ruan. Et il y en a un très, très gros juste là..."
Souffle Ye, remontant un doigt griffu pour le poser à l'arrière du crâne de la jeune femme.
"Tu n'es pas si vide que ce que tu sembles le croire. Les gens qui sont réellement résolus à mourir n'ont pas de rêves. Ils n'ont pas cette lumière. Ils sont vides. Fades."
Contre lui, elle tremble cette fois. Le démon reconnaît la secousse caractéristiques des sanglots. Il soupire, n'ayant définitivement plus le coeur à manger, là. Certes, ces émotions précieuses et rares étaient un plat terriblement apétissant. Un trésor pour ses papilles. Mais c'était aussi quelque chose de magnifique. Quelque chose en voie de disparition, dans cette humanité en perdition. Le démon se sentait paradoxalement si cruel, d'arracher quelque chose de si beau.
- Je... Je n'ai pas... Changé d'avis ! Faites le ...
Il claque sa langue avec un soupir. Semblant réfléchir à la suite.
"Je pensais que tu ne changeais pas d'avis parceque tu es de ces humains qui sont terriblement obstinés. Mais j'avais faux. Tu es juste terrorisée par le changement."
Une main de chaque côté, un léger mouvement, et il la repousse juste assez pour qu'elle lui fasse face. Mais elle baisse la tête, pleurant comme une misérable des larmes qui gouttent un instant sur son menton, avant de tomber entre eux.
"Je veux que tu me regardes dans les yeux, Ruan. Ce soir est une exception à mon tableau de chasse. Et je veux que quelque chose soit très clair entre nous."
Elle secoue la tête, évidemment. Que les humains étaient agaçants. Mais si c'était tant le cas, pourquoi est ce qu'il avait toujours ce pincement, dans la poitrine ? C'est que ça dérangeait, quand même. C'était douloureux. Un doigt sous son menton achève de faire en sorte qu'il se fasse obéir, puisqu'elle ne se décidait pas. Il n'avait pas toute la soirée, non plus.
"Debout."
Ruan renifle, s'execute. Soudainement, sans l'étreinte, elle se sentait froide et vulnérable. Ye ne fait aucun commentaire, remettant simplement sa chemise et se dirigeant vers la cuisine, pour servir un verre d'eau. Il attend soigneusement qu'elle soit occupée à remettre son tee shirt également, avant de cracher dans le verre. Certes, ce n'était pas classe du tout. Mais il ne se sentait pas d'humeur joueuse, contrairement à d'habitude. L'humaine ne se doute de rien, s'essuyant les yeux dans une manche, et prenant le verre tendu pour boire silencieusement. Le démon guette, qu'elle finisse tout le verre, avant de le récupérer et de le reposer près de l'évier.
"Tu ne va pas retourner au travail demain. En fait, j'ai décidé que tu avais démissionné."
- Uh... ? Quoi ?!
"Il y aura une adresse, sur un papier, dans ta poche demain. Je veux que tu ailles là bas. Nous sommes en octobre... Tu as... Mh. A peu près six mois pour te préparer au concours d'entrée à l'école des arts."
Elle ouvre la bouche, pour protester. Attends mais... Il se passait quoi là ? Ce n'était pas ce qui était prévu du tout. Elle devait mourir, là. La jeune femme prépare une réplique cinglante, mais les mots ne veulent plus sortir. La fatigue peut être ? C'était si... Soudain. Ye lui semblait bien lointain maintenant, tout d'un coup.
"Seulement si tu rates le concours, nous nous reverrons, et je tiendrai ma part du marché. Et tu va tenter de réussir ce concours sincèrement, Ruan. Parceque ces six prochains mois, je vais t'observer. Tu ne pourra pas tricher."
Le démon paraissait lointain, mais proche en même temps. Sa tête commençait à sérieusement tourner, alors elle ferme les yeux, espérant que ça atténue. Elle se sentait incroyablement bien. Mais incroyablement fatiguée aussi.
"Maintenant, tu va dormir. Et tu as intérêt : demain tu va avoir une grosse journée. Tu va reprendre ta vie en main pour moi."
Dormir semblait être une excellente idée, tout d'un coup. Elle acquiesce, soudainement convaincue, se glissant en boule sous les draps avec un soupir comblé. Là... Là elle était bien. Incroyablement bien.
- Hé, monsieur nuit... Les rumeurs avaient tout faux.
Murmure la jeune femme, avec les derniers lambeaux de volonté qui lui restent.
- T'es pas un démon du tout.
Ye la laisse glisser vers l'inconscience, piqué dans son honneur, même si il n'en donne pas l'air. Il ouvre la fenêtre, laissant entrer l'air nocturne et glissant une cigarette entre ses lèvres. Il fixe longuement, pensivement, les lumières électriques un peu plus bas qui étouffaient celle de la lune un peu plus haut.
Sujet: Re: Ruan et la nuit (Flash back / Terminé ) (03/10/2020 - 22/09/2020) Mer 1 Juin - 17:31
De tous les instruments anciens,
Le Ruan est le seul qui sonne la joie.
Il ferme les yeux, essaye de se concentrer sur la sensation sèche de la cigarette entre ses lèvres pour oublier les tambourinements à la porte. Ye avait fait une exception. Il avait épargné une de ses victimes. Pourquoi soudainement s'était il pris de pitié pour un être humain ? Comment était ce possible qu'il ressente la moindre chose pour sa nourriture ?
De nouveaux tambourinements, il joue nerveusement avec le tube entre ses lèvres du bout de la langue, sa contrariété commençant à se voir. Non, il avait fait une erreur bien pire.
Il avait oublié qu'elle connaissait son adresse, maintenant.
- Je sais que t'es là ! Allez... Alleeeeeeeez !
Un instant de silence. Béni. Mais il grogne en entendant de nouveau la voix têtue.
- M'en fous je dors ici. Tu pourra pas sortir par la fenêtre pour toujours !
Le démon grimace et jette la cigarette par la fenêtre ouverte, s'avançant pour ouvrir vivement la porte... Et se retrouver avec une humaine qui se jette sur lui avec un grand sourire.
- Merci ! Merci merci merci.... !
Ye fixe un instant Ruan, qui s'était accrochée à lui comme un barnacle à son rocher. Il a une brève grimace, ne sachant clairement pas comment formuler sa réponse, avant de trouver finalement quelques mots appropriés après un bref silence:
"Mais ... C'est quoi ton problème ?"
Elle lui répond par un sourire avant d'entrer, donc, retirant ses baskets après avoir passé le seuil comme si elle était chez elle.
- il y avait bien un papier dans ma poche ! C'était l'adresse du mec qui tient le bar... Je lui ai donné le papier et il est d'accord pour me faire travailler à mi temps chez lui !
Elle semble ravie, en effet. Très différente de la jeune femme impétueuse et désespérée qui était venue lui réclamer une mort sans souffrance l'autre soir. Il referme la porte, sachant très bien, a son plus grand désespoir, qu'elle ne partirai pas.
"Et tu es revenue voir le démon qui t'as miraculeusement épargnée pour ... ?"
L'humilier ? Il avait laissé filer sa proie, elle lui faisait payer ? À en croire le regard de Ruan, qui le dévisage comme si il venait de dire la plus grosse stupidité du monde, ça n'avait pas l'air d'être ça.
- Ben non. Pour te remercier.
Ye cligne des yeux, lentement. Cette journée avait à peine commencée qu'elle ressemblait déjà à une vaste blague. Avant même qu'il ne puisse ouvrir la bouche, elle change de sujet, sortant des papiers jaunes à moitié déchirés de la poche de son survêt. Des talismans divers et variés de banissement d'esprits.
- ah ouais y'avait ça collé sur ta porte au fait...
"Ma propriétaire est une charmante vieille femme superstitieuse. Ne changes pas de sujet. Tu ne peux pas rester ici."
Les épaules de Ruan s'affaissent légèrement.
- ... Pourquoi ? Tu va pas me mettre dehors quand même ?
"Bien sûr que si."
- Mais t'as un lit deux places t'es tout seul !
"Je tue des gens dans ce lit."
Elle se redresse, fière et décidée
- je peux dormir par terre !
"Non."
Ses épaules à elle s'affaissent à nouveau, pendant qu'il croise les bras. Essayant d'avoir l'air décidé. Fort. Implacable comme le prédateur qu'il était.
- ... Dans la baignoire ?
... Raté. Démon terrible : 0. Jeune humaine au regard de chiot battu: 2. L'écart se creuse.
Dans les semaines qui suivirent, s'installa donc une étrange routine. Ruan travaillait au bar où il passait certains soir, sur sa chaise à observer les hommes et la nuit qui passait. Souvent il rentrait avec elle. Mais lorsqu'il repartait avec une victime pour la nuit, ils avaient un regard silencieux et entendu entre eux. Elle dormait un peu sur les banquettes en skaï défraîchies avant de rentrer dans la chambre à l'aurore, s'écroulant dans le lit pour finir sa nuit en essayant de ne pas penser qu'elle dormait là où quelqu'un était mort quelques heures avant.
Souvent Ye revenait dans la matinée, seul, et s'écroulait dans le lit aussi sans un mot. Apparemment, les démons avaient besoin de sommeil. Pour Ruan, c'était devenu son petit rituel de se retourner, à moitié endormie, pour glisser une main dans une mèche de cheveux. Comme son porte bonheur, avant de se rendormir. Parfois il se réveillait brusquement, tremblant, et elle l'entendait vomir dans la salle de bain. Quelque chose n'allait pas. Mais toutes ses tentatives d'aborder le sujet se heurtaient à un Ye muré dans son silence.
Il ne savait pas pourquoi cette humaine était comme ça. Avant, il lui suffisait d'exister dans la même pièce que des humains pour que ceux-ci se jettent à terre en tremblant de peur. Alors elle... La voilà qui s'est introduite dans sa vie, dans sa chambre, à manger des nouilles instantanées par terre tout en lisant ses fichus bouquins. Sans parler de comment elle le collait en dormant en lui attrapant les cheveux comme si il était son ours en peluche. En plus, elle prenait toute la couette. Non, il ne voulait pas s'attacher plus que ça à sa nourriture, après tout. Bien qu'au fond... Il n'osait pas se l'avouer tout haut que partager sa vie avec cette étrange colocataire lui faisait du bien. Lui qui n'avait jamais plus rien partagé avec personne depuis la mort de sa moitié.
Elle semblait même plutôt sérieuse à préparer son examen d'entrée, ce qui surprenait le démon. D'habitude, les humains choisissaient la solution de facilité... Mais pas elle. Il rentrait parfois pour la surprendre en train d'étudier, de griffonner ou de peindre dans des cahiers à dessin. Intéressant.
Mais là, c'est un de ces soirs où Ye, fatigué, ferme les yeux et appuie sa tête contre la vitre fraîche. La ville devenait invivable, et sa santé vacillante. Il y avait vraiment quelque chose qui n'allait pas, avec la magie dernièrement. Et ça, ça le préoccupait plus que cette squatteuse impolie...
Un bruit, proche, lui fait rouvrir les yeux. Et il trouve Ruan à ses côtés, avec son regard de petit chaton qui veut quelque chose.
"... Quoi ?"
- Tu m'accompagnera à l'école, pour les examens ?
"Tu as vingt cinq ans. Débrouilles toi."
Évidemment, elle lui fait cette petite moue particulière qui l'avait fait céder une fois. Son arme secrète. Ye sentait poindre l'envie de lui arracher cette tête là, bien qu'il savait pertinemment que si il en était seulement capable envers Ruan, il l'aurait déjà fait depuis très longtemps.
"... Okay."
Grogne finalement le démon, sursautant légèrement quand elle se jette dans ses bras pour le serrer contre elle.
- Hehe, merci oncle nuit !
Il grimace, sent une réplique bien cinglante naître et mourir dans sa gorge. Peut être que quelque part, sans qu'ii ne soit capable de l'avouer à voix haute... C'était cette petite squatteuse impolie et sans gêne, qui lui donnait l'énergie de vivre. Voir cette petite graine d'espoir qu'il avait refusé d'éteindre grandir lentement en quelque chose de beau.
Ye attendra soigneusement qu'elle ai le dos tourné, question de principe, avant de murmurer avec un sourire en coin, histoire d'avoir le dernier mot :
Sujet: Re: Ruan et la nuit (Flash back / Terminé ) (03/10/2020 - 22/09/2020) Dim 5 Juin - 18:49
Prenez pitié du diable,
car il s'est découvert un coeur.
Il se réveille en sursaut, la bouche ouverte entre un cri silencieux et un besoin d'air urgent. Le démon s'assoit sur le lit, essayant de calmer sa respiration beaucoup trop rapide et d'ignorer la sueur glaciale qui coulait dans son dos.
Les cauchemars étaient toujours identiques et d'une régularité quasi religieuse. Alors pourquoi ils l'affectaient toujours autant ? Pourquoi, à chaque fois, ils le mettaient dans un état pareil ? Pourquoi, après tant de siècles, le visage sans vie de l'astre de l'Est était toujours à ce point là gravé dans son sommeil ?
Rien que de se remémorer lui fait monter les larmes aux yeux. Mais autre chose le fait sursauter : des bras qui enlacent son dos tremblant, par derrière.
Oh. Il avait oublié.
- ... Hé, ça va ?
La honte. Dans cet état, devant cette foutue humaine. Il avait la pitié d'une humaine. Pour quelqu'un de sa race, c'était au plus bas qu'il pouvait être. Il n'y avait rien en dessous de cette honte là, définitivement. Devant son absence - ou plutôt son incapacité - de réponse, les bras se retirent. Ruan remue un peu dans le lit, et le démon ne tarde pas à sentir autre chose, sur son crâne.
- Attends, j'ai un truc que ma mère faisait quand j'avais des cauchemars...
Est-ce qu'elle était sérieusement en train de lui brosser les cheveux ?
- Quand j'étais petite, elle disait qu'elle faisait partir les mauvaises rêves de ma tête comme ça !
Ye avale sa salive, quelques larmes et son reste d'honneur, juste assez pour répondre sans trop trembler :
"C'est complètement con."
- Ouais, ben t'as qu'à imaginer que ça marche.
Il soupire, la laisse faire. Parce qu'après tout, au moins, elle la fermait. Il avait besoin de silence, de calme, de quelques respirations profondes. Le démon ferme les yeux pour se reprendre, pendant que la jeune femme, derrière, prend les longues mèches à pleines mains pour se mettre à les tresser. Elle tire d'une poigne ferme, et la sensation a le mérite de le distraire plus efficacement que ses exercices de respiration.
- ça fait du bien ?
Difficile de répondre à cette question. Ye n'avait pas particulièrement envie là, tout de suite, de lui expliquer que ce n'était en fait pas des cheveux qu'elle était en train de tresser, mais un organe. Sous sa vraie forme, les fins filaments étaient particulièrement utiles en vol, pour capter la direction et la vitesse du vent. Assez sensibles pour sentir les moindres changement de pression de l'air. Et de pression tout court, vu comment elle serrait la tresse bien en place. Oui, clairement ce n'était pas désagréable, en fait.
"Mh... C'est pas mal, ta technique."
Finira par admettre le démon, considérant que de toutes façons, il n'était pas motivé là tout de suite à la terroriser en lui rappelant par l'exemple qu'il était une sorte de monstre ailé qui brillait dans le noir.
"Recouche toi... T'as tes examens aujourd'hui."
- Je sais. T'as pas oublié notre deal, hein ?
Silence. Six mois. Déjà six mois.
- Si je suis pas prise, je veux toujours que tu me tues. Promet moi que tu va le faire, pour de vrai.
Elle semble enfin arriver à bout de sa tresse incroyablement longue, puisqu'il sent les mains se retirer, et Ruan s'écarter. Il essaye de répondre, mais ses lèvres sont beaucoup trop sèches. Le démon se contente de hocher la tête.
"Dors. Si tu ne veux pas que je t'y force."
- Ugh non ! J'ai mal au crâne après quand tu utilises tes pouvoirs bizarres là...
Grogne l'humaine, qui consent finalement à se retourner pour s'enterrer sous la couette avec un soupir contrarié. Ye savait très bien qu'elle ne se rendormirait pas, mais au moins elle allait le laisser tranquille.
-- 3 --
Ye s'était surpris à se sentir légèrement agité tout au long de la journée. Comme promis, il avait accompagné Ruan jusqu'à l'institut des beaux arts où elle l'avait présenté comme son oncle sans souciller. Ce à quoi les parents et professeurs présents avaient répondu par un haussement collectif de sourcils plus que circonspect. Mais heureusement, personne n'avait questionné leur absence totale de ressemblance familiale plus que ça. Le démon s'en fichait, mais il n'arrivait pas à se débarrasser de ce sentiment de tension, d'attente anxieuse qu'elle ressorte de là.
Le démon grogne, secoue la tête : oh et puis merde, c'était quoi ça ? Il était pas son père !
Pourtant il s'était senti soulagé, à la retrouver souriante, avec une glace dans chaque main sur le port, en attendant que les délibérations soient terminées et les résultats publiés. Il s'était surprit à rire, à juste... Profiter. C'était comme prétendre d'être normal. Comme si ils faisaient semblant que ce n'était pas leurs derniers moments ensemble, quelle que soit l'issue.
Elle a son concours. Elle intègre l'internat. Recommence une nouvelle vie, de zéro, en poursuivant son rêve. Il disparaît de sa vie.
Elle n'a pas son concours. Il tient sa promesse, la dévore. Elle disparaît de sa vie.
Quelle que soit l'issue, il sent quelque chose se serrer dans sa poitrine. Un sentiment nouveau et désagréable.
-- 2 --
Elle lui dit d'attendre de l'autre côté de la route, pendant qu'elle va courir pour aller chercher son nom sur le tableau des admis, à l'intérieur de l'école. De longues minutes d'attente, encore.
Il se rapproche du trottoir, la guette. Difficile avec la foule de parents et d'élèves qui se pressent contre les portes. Il y a des scènes de joie, des scènes de déceptions, puis Ruan. Elle le repère, lui fait signe. Ye tente de lire l'émotion dans ses yeux, mais elle est encore trop loin. Le démon attend qu'elle se rapproche, qu'elle traverse la route.
Elle regarde à droite.
Puis à gauche.
Pied droit, pied gauche.
Et le camion, qui grille le feu.
Soudainement il n'y a plus d'expression sur le visage de Ruan. Il n'y a plus de Ruan, pendant un instant. Un instant précis où il suit du regard un pantin désarticulé, projeté sur plusieurs mètres, avant de s'éclater sur l'asphalte un peu plus loin. Pendant un instant, il n'y a plus rien. Plus de gravité, plus de sons, plus d'odeurs, plus de Ruan ni de Ye. Le monde disparaît derrière son cerveau qui tente de ne pas comprendre ce qu'il venait de se passer. Mais c'est la douleur intense dans sa poitrine qui le ramène sur terre.
Le camion ne s'arrête pas, repars sous les cris horrifiés des passants. Le sien, aussi, même si il ne se souvient pas avoir crié. Il ne se souvient pas avoir couru jusqu'à son corps, ne se souvient pas s'être non plus mis à pleurer. Tout semblait irréel et douloureux. Les taches sombres sur la route étaient pourtant bien là. Aucune quantité de déni ne pouvaient les effacer.
"Ruan ... ?"
Il n'ose pas la toucher, pourtant il la couvre de sa hauteur, comme si il cherchait à la protéger des passants qui commençaient à s'attrouper autour d'eux.
"Debout... Debout t'es... T'es pas drôle... Debout !"
Des gens arrivent, lui parlent, mais il ne comprend rien. Il ne bouge pas, feule même. Non, personne n'allait s'approcher de Ruan. Pas tant qu'elle faisait semblant de... De rester inconsciente par terre.
- Monsieur, vous êtes son père ?
Elle allait se relever.
- Il ne faut pas rester là monsieur.
C'était pas la première blague qu'elle faisait, après tout. Elle l'avait bien eu cette fois.
- ... Il est en état de choc. Monsieur ? Venez avec nous.
-- 1 --
Le démon ne reprend totalement conscience qu'à l'hôpital. Sagement assis sur une table d'examen, pendant qu'un infirmier semble avoir du mal à l'ausculter. Le métal glacé du stéthoscope sur sa peau lui fait reprendre ses esprits, bien qu'il n'ai aucun souvenir de comment il était arrivé là.
"Ruan ... ?"
- Monsieur, je vous ai déjà dit qu'elle est en réanimation. Vous ne pouvez pas la voir.
Le métal froid bouge encore sur son torse, l'air contrarié de l'infirmier, lui, reste figé sur son visage. Ye récupère suffisamment de présence d'esprit pour comprendre qu'il était dans une situation très délicate, là.
- ... Pourquoi votre coeur est au mauvais endr-
L'intinct reprend le dessus et Ye empoigne les cheveux de l'infirmier sans aucun ménagement, lui faisant relever la tête pour l'embrasser à pleine bouche sans lui laisser la moindre chance de réagir. Lorsqu'il s'écarte enfin après quelques longues secondes, le regard de l'humain se tourne vers lui, vague, mais attentif.
"Tu penses avoir ausculté un patient qui n'avait pas les organes à la bonne place. Tu va oublier cette idée ridicule. Tu es fatigué parce que ton service s'éternise, et tu va perdre connaissance à cause de l'épuisement quand j'aurais fini de compter jusqu'à trois."
Un, deux, trois, l'infirmier s'écroule au sol et il ne fait aucun effort pour le retenir dans sa chute. Le démon remet sa chemise et ouvre la fenêtre pour s'éclipser, réunissant ses dernières forces avant de finalement s'écrouler dans sa chambre, tremblant, sortant son téléphone pour envoyer un message à Ruan. Fixant l'écran en attendant une réponse qui ne viendrait pas.
-- 0 --
C'était étrange. Il n'avait jamais remarqué à quel point la respiration des humains était régulière. Ou peut être que c'était le bruit de la machine à oxygène ? ça remplissait le silence de la chambre d'hôpital, où ils avaient finalement installé Ruan. Et toute la machinerie complexe, les armures de plastique et de plâtre qui maintenaient ses os et ses cicatrices fraîches en place. Un pantin de chair désarticulé qu'on avait réparé tant bien que mal.
Il avait poussé une chaise près du lit, pour poser sa tête contre sa poitrine et écouter les battements du coeur, la respiration si régulière. Ruan était vivante. Mais silencieuse. Inconsciente. Il lui manquait des morceaux, mais elle était là. Elle était là, sans être là. Ye avait glissé sa longue tresse entre les doigts de l'humaine, espérant une réaction, ou juste que la sensation familière la rassure. était elle seulement assez consciente pour le sentir ?
"Tu triches... ça faisait pas partie de notre deal."
Souffle le démon, fermant ses yeux trop rougis et fatigués.
"C'était pas... Supposé se passer comme ça."
Son instinct lui soufflait que c'était une proie facile. Il était un démon, millénaire, un prédateur aguerri qui s'en fichait bien de s'attaquer au bétail affaibli. Après tout, ce serait presque une bénédiction d'achever les souffrances de la jeune femme tout de suite. De la faire partir sans douleur et de tourner les talons, de prétendre qu'elle n'était rien d'autre qu'un repas de plus. Mais Ye n'y arrivait pas. Il y avait un trou béant dans sa poitrine qui n'était pas là avant. Et aucune quantité d'énergie vitale ou d'émotions dévorées ne pouvaient le remplir.
Lui, le démon, millénaire, prédateur aguerri, qui avait un coeur. Quelle blague. Il en était presque fatigué de sa propre existence qui n'avait plus aucun sens.
Ye était fatigué d'arpenter cette jungle de béton malade, de rentrer et de retrouver les chaussures de Ruan. Les carnets de Ruan. Le vernis à ongle de Ruan. Le paquet de nouilles entamé de Ruan. L'odeur de Ruan. Mais il n'y avait plus Ruan. Lui qui s'était toujours permis le luxe de lever les yeux au ciel et de l'envoyer paître, comme si chacun de ces moments étaient éternels. Mais ils ne l'étaient pas. Les humains ne l'étaient pas. Ils étaient des petites choses fragiles que le moindre coup de vent du destin pouvait emporter.
Et chacun de ces moments qu'il pensait vivre à jamais n'étaient désormais que des souvenirs.
"N'oublie pas de te réveiller, petite soeur."
Il ne relève même pas la tête lorsqu'une infirmière entre, avec un air clairement embarrassé.
- Monsieur, ses parents sont là et... Ils disent qu'elle n'a pas d'oncle avec elle à Hong-Kong. Vous êtes vraiment de sa famille ?
Le démon soupire. Fatigué, oui. C'était le mot. Il se redresse et récupère ses affaires pour partir, passant devant l'infirmière qui s'écarte, effrayée, se demandant certainement si elle devait appeler la police ou non. Il ne cherche même pas à lui donner une réponse, se contentant de partir d'un pas tranquille. Quittant l'hôpital comme il quittait une ancienne vie. Ce n'est que lorsqu'il arrive sur le parking qu'il sort son téléphone, composant le numéro de Yao, le gérant du bar. Son esprit vide, son corps en pilote automatique, il porte l'appareil contre son oreille et attend d'entendre la voix rauque de son ami.
"C'est moi. Tu m'avais parlé de ton pote qui voulait partir sur une île. Une île pour les non-humains. Mhm."
Il baisse le regard, sortant une cigarette de sa main libre avec laquelle il joue. Pour essayer de se distraire de la sensation douloureuse dans sa poitrine.