Le concert avait débuté sur les chapeaux de roue. Je me baladais au sein de La Goulue en essayant de me faire à ma nouvelle apparence, la peau toujours irritée, prête à muer pour prendre les atours de la sorcière. Pour l’occasion, je m’étais déguisé en prenant en compte les quelques informations que j’avais obtenues sur les personnes susceptibles de l’intéresser, ou de se fondre dans la masse. Je me sentais un peu ridicule dans cet accoutrement, tout était si serré, si étouffant. Les tatouages sur ma peau, des signes tribaux accompagnés de ce qui semblait être des effigies de groupes de métal, me donnaient un air un peu menaçant dont je n’étais pas mécontent. Sous cette apparence, j’étais complétement méconnaissable. Il m’avait fallu un peu de temps avant de trouver mes marques au sein de cette bande hétéroclite de spectateurs, mais j’avais fini par fraterniser avec deux ou trois poivrots plus portés sur la boisson que sur la qualité musicale de la prestation. De mon côté, j’étais assez insensible à ce brouhaha dont je peinais à comprendre les notes et les mélodies. J’étais trop vieux pour cela, mes goûts étaient restés ceux des siècles derniers et je méprisais la décadence de cet art noble que le temps avait engendré.

Une bière à la main, je buvais goulûment en éclaboussant mes collègues, mimant l’amusement et l'hilarité à des blagues d’un mauvais goût que je refuse de répertorier ici. Mais cela avait souvent un rapport avec des questions coïtales et les jeunes femmes qui profitaient de la soirée. Dans ce rôle de lourdaud, je passais incognito, gardant un œil distrait sur ma cible et en observant sa performance sur scène. Malgré la jambe blessée, la sorcière semblait être plutôt à l’aise sur le promontoire, c’était indéniable qu’elle avait un sacré caractère. Pour l’aborder, il fallait que je trouve une accroche plus naturelle que précédemment, et je me mêlais aux conversations à la recherche d’éléments de langage, de situations à imiter à la fin de ce tintamarre qui me sembla durer une éternité. Mais comme toutes les bonnes choses ont une fin, les mauvaises aussi. J’attendis quelques minutes avant d’aller me montrer charmeur – ou plutôt vulgaire, mais c’était semblait-il ce qui était charmant ici – envers la jeune femme. Mon plan était simple : celle-ci semblait volage, faire peu de cas de figure de sa pureté et je pensais alors qu’il me serait alors facile de la convaincre de s’isoler, tous les deux. J’en connaissais en rayon sur les femmes de peu de vertu, après tout, car j’avais été élevé dans une maison close et que ma mère était une pratiquante assidue de l’art de la cour de trottoir.

Emportant avec moi des boissons dégoutantes, mais dont l’aigreur semblait plaire aux abrutis qui fréquentaient ce lieu, je lui apportais un verre en feignant un intérêt ambigu. Si j’avais bien fait mon travail, j’étais désormais dans ses standards de beauté. Ou, le cas échéant, j’avais au moins l’apparence de ses amis et des personnes qu’elle fréquentait au quotidien. M’adossant au bar en prenant place, je fis glisser l’alcool d’un geste de la main vers elle, presque d'une manière désintéressée.

─ Belle performance ce soir, je suis impressionné ! C’était grave lourd ! Première fois que je fréquente ici et je ne suis pas déçu du voyage, vous êtes toujours si bon ?  Bon à jeter, oui. Je suis content de savoir qu’un endroit comme ça existe ici, je commençais à me sentir un peu seul !

La manière de réagir de la sorcière était légèrement différente alors que je me cachais sous cette apparence, mon déguisement était plus propice pour attirer sa confiance manifestement. Posée sur le comptoir du bar, elle semblait somnoler dans cette ambiance infernale, dans ce tintamarre ininterrompu de bruits et d’éclats de voix plus ou moins stridents. Une belle performance en soit, car je sentais déjà que j’arrivais pratiquement à bout de mes réserves, et qu’il allait me falloir prendre un peu l’air pour retrouver le silence et le doux chant du vent. Ici, ça vivait bruyamment, et c’était insupportable. Je jouais docilement avec mon verre et la boisson, écoutant distraitement la réponse de la jeune fille en portant le tout à mes lèvres. Je l’observais avec attention alors qu’elle ajouta quelque chose à la bière que je venais d’apporter, méfiance était mère de sûreté après tout. Je saluais ma chance, il est vrai que j’aurai pu tenter de la droguer de cette manière, l’idée ne m’avait cependant pas traversé l’esprit et mon égarement m’était devenu salutaire. Elle me tutoyait, c’était bizarre à entendre mais je dû aussi m’adapter à la situation pour paraître crédible dans le rôle, et donc faire de même avec elle.

─ Tu joues souvent ici ? T’es la star locale c’est ça ? Soufflai-je avec un petit sourire taquin. Je ne suis pas le dernier sur la boisson mais c’est vrai que j’ai rarement vu autant de poivrots au même endroit, ça me rappelle de bons souvenirs je dois dire. Le bon vieux temps … Avant, tout ça ! D’un geste large, j’englobais toute la salle pour désigner Azuola, renversant au passage quelques gouttes sur le bar et l’épaule de Morgan. Pardon ! J’ai peut-être un peu plus bu que prévu finalement !

La conversation était plutôt bien partie, il fallait continuer sur cette lancée en espérant réussir à la faire se décaler ailleurs de manière naturelle, sans qu’elle puisse se rendre compte du personnage qui se cachait sous les traits que j’arborais adroitement. Cela allait nécessiter un poil de doigté et d’éloquence pour se faire. Mais j’étais plutôt du genre déterminé, et la difficulté ne faisait que rajouter au plaisir du jeu et de la chasse.

─ Bonne idée ton truc, on sait jamais sur quel connard on peut tomber après tout. C’est gentil de penser à moi, je ne fais pas trop dans les prostitués en général. Rien de mal à ça, je trouve juste que c’est bizarre de payer pour un peu de chaleur humaine. Et c’était vrai, je n’avais jamais compris comme on pouvait en venir à faire du mal ou à acheter ce genre de services, alors même que j’avais vécu dans un bordel depuis ma naissance. Je considérais les clients et les filles comme de la même engeance, sûrement un souci familial que je n’avais pas encore tout à fait réglé. Je m’appelle Bobby, et toi, c’est quoi ton petit nom ? Tu reveux un truc à boire ? Parce que belle descente, je m’incline.

Voilà qui était complétement inattendu et cela me prit un peu par surprise, si bien que je me demandais si ma véritable identité ne transparaissait pas de mon déguisement. Sans prévenir, elle commença à me parler de sa rencontre précédente, avec moi. Pendant une microseconde, un air surpris se ficha sur mon visage avant que celui-ci ne reprenne naturellement son air apathique, bovin. Mon égo était légèrement piqué à vif mais la situation était assez amusante finalement, satisfaisant mon narcissisme. Qui pouvait se targuer de discuter de lui-même avec un étranger, sans que celui-ci ne s’en rende compte ? C’était absurde et dans le bon sens du terme ! J’acquiesçai lentement à ses paroles, jouant l’air affairé et consterné par l’histoire racontée. Les sourcils froncés d’incompréhension feinte, je devais avoir l’air plus ou moins crédible. Je louai mes talents d’acteurs.

─ En voilà une drôle d’anecdote, dis-moi. Il était complétement marteau ton type, tu as eu de la chance qu’il ne te kidnappe pas ou pire encore. Les gens ici sont bizarres, en même temps quand tu regardes le genre de créatures sur lesquelles on peut tomber … ça n’aide pas. Je suis tombé sur des cas, je ne te raconte pas ! Je constatai la blessure de sa cheville et, sur la remarque sur le popotin, je décidai de rester dans le personnage et dans l’ambiance en concluant par un : Oh, pas besoin de le raconter, je le vois bien !

Je la suivais dans son hilarité en rigolant aussi avec elle. J’avais réussi à laisser un souvenir, pas tout à fait celui que je voulais, mais c’était suffisant pour me contenter. La dépecer m’apporterait finalement un peu plus de joie que prévu. En même temps que je continuais ma discussion avec elle, j’appelais le barman pour qu’il nous resserve de nouveau.

─ Un psychiatre, c’est toujours bon à avoir, je demanderai à des potes si ça t’intéresse. Peut-être que je peux servir à quelque chose même si je suis nouveau, qui sait ? Ça fait longtemps que tu traînes dans les parages, toi ? Et non, je suis pas du genre à foncer tête la première dans tous les orifices, je ne suis pas un homme facile. Pis quand on ne regarde pas où on met son engin, on finit toujours par attraper de sales trucs. J’attrapai sa main doucement en la serrant lentement. Enchanté de faire votre rencontre, Morgan ! Je vais finir par me vexer, t’es mignonne, c’est sûr, mais je suis pas du genre à bourrer les filles … pour les bourrer encore ensuite … Quand c’est trop imbibé, on se fait un peu chier au pieu, vaut mieux être pleinement conscient pour ce genre de trucs. T’es pas d’accord, la petite star de La Goulue ? Je sortis un paquet de cigarettes avant de me coller une clope au bec. On peut fumer ici ? Ou faut qu’on sorte dehors ? T’en veux une ?

─ Oh, disons que j’ai fait la rencontre d’une drôle de personne. Un peu poisson, un peu morue sur les bords, et avec un penchant assez inquiétant pour le sang – ce qui va étrangement bien avec son faciès de piranha finalement. C’était pas ma plus belle prouesse, je t’avoue. Tu me juges pas, hein ? On fait n'importe quoi quand on se sent seul ...

Bon, cette affaire s’annonçait être plus facile que prévu, une petite complicité commençait à naître entre mon personnage et la sorcière, que je mettais doucement en confiance en essayant de singer le genre d’interactions qu’elle devait avoir au quotidien. Tout est une affaire de sous-entendus salaces, plus ou moins subtils, plus ou moins cachés. C’était si vulgaire que j’aurais pu rougir si je n’étais pas bien emmitouflé sous mon costume de baroudeur décontracté. Dans un clin d’œil savamment exécuté, je lui glissais une énième perche : ─ On peut toujours découvrir ce monde ensemble, j’ai comme l’impression qu’on s’entend bien tous les deux. Mais c’est peut-être l’alcool qui me monte à la tête ?

J’éclatais de rire à sa pique sur le fait que j’étais un potentiel violeur. En réalité, j’étais bien pire, mais elle aurait tout à fait le temps de le réaliser un peu plus tard. Il me fallait continuer à la mettre confiance, à rendre confortable notre discussion pour qu’elle s’ouvre un peu plus à moi – et pas forcément comme elle l’imagine – et que je puisse ensuite l’isoler au loin. Mon jeu était un peu inconfortable, puisque je devais simuler des comportements et des actions que je n’avais jamais fait auparavant : il faut dire que les actes triviaux, reptiliens, incluant les relations physiques, ne m’intéressaient pas tellement. Ou plutôt, je n’avais pas eu l’occasion de m’y intéresser. Vivre dans un bordel avait tendance à créer une certaine asymétrie dans la manière dont on voyait les interactions entre les différents sexes.

─ Un violeur, moi ? J’en serais presque vexé qu’on pense une telle chose de moi. Comment peut-on imaginer un truc pareil, alors que j’ai un visage si angélique ? Je gloussai en prenant une pose innocente. Mignonne, c’est si difficile à croire ? Un peu de confiance en vous, mademoiselle, que diable !

Je réfrénai une réflexion sur son nez pour ne pas lui rappeler notre précédente rencontre, bien que mon naturel joueur m’incitait à le faire. Elle attrapa une de mes cigarettes avant de s’éloigner en sautillant comme une petite fille vers la sortie du bar. Était-ce une invitation à la poursuivre ? Je me levai de mon tabouret en esquivant les clients mécontents qui avaient été touchés par la boisson de la sorcière. Dehors, je fus cueilli par l’air frais et par un silence de fortune. Les bruits étouffés des poivrots derrière gâchaient un peu la beauté de la nuit, malheureusement. Je la rejoignis lentement, une clope au bec, que j’allumais en profitant de la chaleur de la sienne, envahissant son espace personnel un court instant. Nous n’étions pas seuls, mais cela avançait sur le bon chemin. Ce n’était pas une fille aussi facile que prévu et je ne pouvais pas la convaincre de me suivre en un claquement de doigts, il me fallait un peu plus de finesse, de doigté, pour arriver à l’emmener quelque part – voir même chez elle.

─ T’es pas facile à draguer, toi, tu sais. J’aime bien, tu te laisses pas faire, t’as du caractère, c’est cool. Je crachais un peu de fumée en tournant le visage pour ne pas la toucher avec. T’es plutôt du genre romantique, si je veux un rancard, faut que je t’offre des fleurs et que je te chante une sérénade, c'est ça ? Même si, vu ce que t’as joué tout à l’heure, ça m’étonnerait que ce soit tout à fait ton genre de musique.