Histoire
Morgan ne voyait plus où elle allait, au milieu de la nuit, sous une pluie diluvienne, la tête dans les nuages. Elle volait si haut et si vite que tout disparaissait autour d’elle. Elle fuyait. Son passé, ses erreurs. Comment tout avait pu déraper aussi vite ?
Elle avait vécu toute sa vie dans le nord de la France, paumé au milieu de nulle part. Son père tenait un petit parc d'attractions à moitié miteux, en plus d’une usine de matériel agricole. Tout aussi miteux à son avis. Il lui avait donné deux choix, travailler en usine, ou travailler dans le parc. Elle n’avait pas hésité. C’est ainsi qu’elle débuta sa magnifique carrière de vendeuse de sucrerie et diseuse de bonnes aventures avec des cartes de tarot. Certains auraient pu l’envier - vraiment ? - mais elle trouvait ça pitoyable.
Sa mère avait eu trois frères après elle, qu’elle appelait respectivement Connard, Boulet et Débile. Morgan n’avait jamais pu les blairer et c’était réciproque. Mais surtout, elle n’avait jamais compris ce que sa mère avait bien trouvé en son père. Elle ne lui avait jamais avoué non plus, avant de disparaître… Morgan se souvenait de ce jour comme si c’était hier.
Lorsqu’elle avait onze ans, Morgan jouait de la guitare, recluse comme à son habitude dans sa chambre. Elle ne pouvait plus supporter d’entendre brailler le dernier petit frère qui avait décidé de pointer le bout de son nez. Les deux autres étaient encore plus chiants parce qu’ils parlaient. Et puis sa mère débarqua en furie dans sa chambre, claquant la porte derrière elle. L’espace de quelques secondes, Morgan crut avoir fait une bêtise. “Prends ton balais ! Vite !”. Morgan n’avait pas réfléchi. Elle vit sa mère sauter par la fenêtre en enfourchant son balais. Elle la suivit, sauta et s’envola à sa suite.
Parce qu’elle était une sorcière, comme sa mère. Et c’était leur petit secret à toutes les deux. Morgan suivait tant bien que mal sa mère qui filait dans la nuit claire, à toute vitesse. Elle ne maîtrisait pas le voyage en balais aussi bien qu’elle. Elle réussit tout de même à lui crier : “Qu’est-ce qu’il se passe ?”. La réponse de sa mère lui glaça le sang : “Chasse aux sorcières”. C’était encore possible aujourd’hui ? Elles traversèrent des océans, des étendues de terres, de plaines… jusqu’à arriver à une grande forêt. “où on est ? - En Norvège, dans le village d’une amie”. Sa mère commença à descendre mais freina soudain, son visage se décomposa. “Ne regarde pas !”.
Morgan se figea. “Trop tard, répondit-elle d’une toute petite voix”. La tête de la femme roula sur le sol, coupée par une hache. Elle entendit à peine sa mère murmurer à côté d’elle. Elle se focalisa sur l’enfant, couvert de sang. Il était trop choqué pour savoir comment réagir. “C’est son père”. Morgan comprit enfin ce que sa mère lui disait. “Il a tué sa femme sous les yeux de son fils ! Je vais les massacrer et récupérer l’enfant !”. Morgan n’avait jamais vu sa mère aussi folle de rage. Elle était encore trop secouée par la vision qu’elle avait eu. La tête… qui roulait…
“Morgan, fuit !”.
Le cri de détresse de sa mère la réveilla de sa torpeur. Elle vit sa mère commencer à faire demi-tour, mais celle-ci se tourna vers elle. “Retourne à la maison ! - Maman ! Qu’est-ce qu’il se passe ? Criait Morgan, les larmes commençaient à couler. - Elles m’ont retrouvé ! Part ! Ce n’est pas ton combat !”.
Et sa mère disparut dans la nuit. Morgan fuyait, sans un regard en arrière. Elle écouta sa mère et fila jusqu’à chez elle. Elle rentra discrètement dans sa chambre, rangea son balais sous son lit et se cacha sous la couette. Elle attendit. Plusieurs minutes, puis des heures. Le jour se leva. Puis la nuit revint. Les jours passèrent. Sa mère ne revint jamais.
Morgan soupira. Depuis ce jour, son père lui avait fait une misère, parce qu’elle lui rappelait trop souvent la femme qui l’avait quitté, et humilié par la même occasion. Les trois frères, eux, n’aidaient en rien. Morgan accusa très mal la perte de sa mère, elle ne pouvait parler à personne de ce qu’elle avait vu ni de ce qu’elle était. Mais sa mère lui avait appris à être forte. Et c’est ce qu’elle fit. être forte. Elle tenta d’oublier la tête qui roulait, les yeux creux de l’enfant couvert de sang. La folie meurtrière de cet homme qui se fichait d’avoir tué une mère sous les yeux de son enfant. Une mère… sa mère qui avait disparu, pleine de terreur. Que s’était-il passé ? Et qui fuyait-elle ?
Elle passa plusieurs années à chercher, tenter de comprendre. Ce fut finalement le Conseil des Sorcières qui vint à elle. Le Conseil des sorcières se présenta à elle comme le “conseil du Berry”, qui existait depuis plusieurs siècles. Il était né dans la ville de Rezay, connue comme la capitale française des superstitions des sorcières et du fantastique. On lui expliqua que sa mère avait été un membre du Conseil et qu’elle avait disparu dans un nuage de poussière. Elle tenta de leur poser plus de questions mais elle comprit vite que c’était le Conseil qui posait des questions, et pas l’inverse. Morgan ne posa plus de question à partir de là. Elle ne souhaitait pas être leur ennemie.
Le jour de ses 15 ans, elle se décida. Elle devait repartir chercher l’enfant. Elle était grande et bien plus forte maintenant. Elle avait appris à maîtriser les sorts de transformation de sa mère, du moins sur des petites choses. Elle pouvait voler encore plus vite et avec beaucoup plus d’adresse. Elle serait capable de prendre un enfant avec elle. Ce petit, elle irait le sauver des griffes de ce psychopathe.
Mais coup du sort ou appel du destin ? Une autre enfant tomba dans ses bras, ce jour-là. Elle était si petite, elle pleurait, seule, perdue dans le parc. “Qu’y a-t-il ?”, avait alors demandé Morgan. En croisant son regard, Morgan comprit instantanément que l’enfant était une sorcière, elle aussi. Mais elle n’en avait pas conscience. “Je suis perdue… Maman était là, mais elle est partie”. Morgan se pencha sur l’enfant et lui prit la main : “Allons la chercher”. En emmenant l’enfant avec elle, Morgan comprit bien vite que sa mère n’était pas “partie” quelque part. Elle était montée au ciel. Lorsqu’elle vit le groupe d’enfant qui était réuni près d’un manège, ça lui parut évident. Les pulls des accompagnateurs portaient en grosse lettre le titre : “Orphelinat de St Gilles et Bois”. Morgan était persuadée que si un cœur pouvait saigner, il aurait couvert le sol d’un rouge soyant ce jour-là.
Elle ne pouvait pas sauver deux enfants en même temps. Cette enfant était laissée à elle-même, désormais orpheline, et il n’y avait personne pour lui expliquer qui elle était et ce qu’elle pouvait faire. Morgan se plaça à nouveau devant l’enfant : “Quel est ton nom ? - Medea, répondit-elle de sa petite voix”. Morgan souria, mais elle voulait pleurer. Pardonne moi, petit…
“Je m’appelle Morgan. Si tu veux, je serais ta grande soeur”.
À partir de ce jour, Morgan apprit tout ce qu’elle savait à Médéa. Comment maîtriser ses pouvoirs, d’où il venait, qu’est-ce qui lui conférait un tel don. Deux années passèrent et Morgan contacta finalement le Conseil des Sorcières. Elle avait une nouvelle élève à leur présenter. Medea la remercia et Morgan la regarda partir, espérant qu’elle saurait trouver sa voie.
Dès que Medea fut sous la bonne garde du conseil, Morgan déguerpit aussi vite qu’elle put. Faite que l’enfant soit toujours en sécurité. Mais arrivé au village, celui-ci n’existait plus. Il avait été délaissé. En s’informant aux alentours, on lui apprit qu’une bande de loup avait massacré les villageois. La forêt était désormais considérée comme maudite et plus personne n’y allait. En retournant dans le village, Morgan n’y trouva rien. Elle retourna en France, s’enferma dans la chambre, et resta recroquevillée sur elle-même. Est-ce que l’enfant était mort, lui aussi ? Morgan pleura longtemps ce soir-là. Elle avait abandonné un enfant à son sort.
Huit années passèrent. Elle avait continué ses recherches concernant sa mère, épluchant tous ses livres, chacunes de ses notes, le moindre recueils et autres revues photos qui parlaient de son travail au Conseil. Le Conseil l’autorisa même à accéder à la bibliothèque des sorcières à travers la boule magique, lui permettant d’étudier tous ses livres de sortilèges. Cela lui permit de maîtriser ses sorts de transformation. Toutes ses années, elle étudiait pour être plus forte. Pour oublier, aussi. Oublier qu’elle avait abandonné un enfant, et qu’il était sans doute mort.
Et puis vint le jour où sa petite sœur revint. Morgan avait alors vingt sept ans et elle se souvenait lorsque Medea était revenue. Elle était à son poste de vendeuse de sucrerie, son chapeau de sorcière sur la tête, son faux balais à côté d’elle et son ballon gonflé à l’helium pour amuser les enfants. Et elle, arborant son visage toujours aussi blasée. Elle était heureuse d’être là... En voyant la bouille de 17 ans de Medea arriver devant elle, Morgan s’était illuminée. Elle était si heureuse de la revoir.
Mais sa joie se transforma bien vite en désillusion. Son plus vieux frère arriva devant elle et embrassa Medea, la prenant contre lui. Le connard sortait avec Medea. Et Medea ria devant sa mine déconfite. “Quoi, j’ai pas le droit ?”. Son sourire narquois fit comprendre une chose à Morgan : elle se moquait d’elle. À partir de ce jour, Morgan se ferma totalement, réprimant tous ses sentiments. Elle se réfugia dans la musique, jouant de sa guitare, et se réfugiait dans les airs en volant sur son skate-balais. Là-haut, près des nuages, elle était libre.
C’était sans compter Medea. Elle était devenue une véritable bulle toxique et la douleur de la trahison frappa Morgan de plein fouet. Elle lui souriait en face mais la poignardait dans le dos dès qu’elle se retournait. Et elle ne s’arrêta pas là. Elle l’humiliait dès qu’elle en avait l’occasion, la réduisant à un véritable insecte, la traitant comme un moins que rien. Elle avait toute la gloire dont elle rêvait au Conseil de Berry, étant considérée comme un prodige, alors que c’était Morgan qui lui avait tout appris. Elle la rabaissait, sans cesse, ses frères prenaient exemple sur elle, et son père l’abandonnait totalement, adoptant Medea presque comme sa nouvelle fille.
Et petit à petit, elle remarqua que le conseil aussi semblait de plus en plus fermé à l’idée de lui partager des informations, comme si les sorcières se méfiaient d’elle. Elle comprit que Medea était en train de l’exclure du clan des sorcières, l’accusant même d’utiliser la magie noire. Et Morgan sentait une colère froide gronder en elle. Il ne suffirait plus que d’une goutte pour tout faire déborder.
Et elle tomba plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Un soir, ses demi-frères tentèrent de la violer. Tous les trois, envenimés par les paroles enchanteresses de Medea. Elle voulait la pousser à commettre une erreur pour la virer définitivement du Conseil de Berry. Mais elle le comprit trop tard. En se défendant, elle tua deux de ses frères et mit son plus jeune dans le coma. Medea ne perdit pas un instant et elle la dénonça au conseil de Berry. Morgan hurla de rage et tenta de fuir, mais Medea la retenait.
Alors, Morgan utilisa le sort de sa mère. Le sort interdit. Elle ramena à la vie ses deux demi-frères et les deux zombies s’attaquèrent à Medea. Sous le choc, Medea recula et laissa une porte de sortie à Morgan. Elle sauta sur son skate et s’envola dans le ciel.
Morgan perdit la notion du temps. Le ciel s’assombrit, la nuit s’imposa et la pluie tomba avec force. C’était une véritable tempête et elle n’avait plus la force de se battre contre le vent et la pluie qui lui frappait le visage. Elle ferma les yeux et s’évanouit dans le ciel, sans savoir où elle était.