Histoire
Les premiers instants de l'existence d'Ella ne sont que des limbes obscures à ses yeux, les rares souvenirs qu'elle a de sa vie avant qu'elle arrive à Azuola sont caractérisés par leur absence de clarté. Seule une image subsiste encore à ce jour dans son esprit, celle des bas-fonds insalubres d'un Dublin du 19 ème siècle marqué par l'extrême pauvreté et la famine. Le reste est à jamais tombé dans l'oubli, enfui dans les abysses de son intériorité.
Son histoire commença vraiment quand la magie fit une entrée fracassante dans sa vie. Comme beaucoup de ses compères humains cela débuta à bord d'un navire. Une migration, qui était à l'époque plus que courante, tourna rapidement à la catastrophe. Pris dans ce carcan maritime qu'est le triangle des Bermudes, le navire ne peut que chavirer , s'enfonçant inlassablement dans les tréfonds de la dimension magique, Azuola.
Un méchef n'arrivant jamais seul, le malheur frappa derechef. Puisque tapis dans l'ombre, une menace bien plus grande les attendait sur place. Celle de ceux qui refusent que cette terre sacrée soit foulée par des individus du genre homo : L'ordre de Sainte Emeline. Une organisation terroriste dont le légalisme n'est clairement pas la priorité mais une organisation qui se donne les moyens d'arriver à ses fins. Guetter l'arrivée d'humains dans cette île était clairement un de leur objectif. En ce jour, il fut accompli. Sans crier garde, les xénophobes aidés par le don de clairvoyance d'un de leurs membres détectèrent aisément la présence d'intrus dans leurs contrées.
Face à cette invasion blasphématrice une seule solution s'imposa à leurs esprits, un massacre. Une opération qui devait aboutir à la mort de ces tortionnaires, coupables avant même d'avoir fauté. La défense du foyer justifie toutes les atrocités. Menant un bataillon de guerre, l'Ordre fut sans pitié. Une action coup de poing mais qui marqua grandement l'imaginaire collectif.
L'Eglise Blanche trop occupée à diffuser sa propagande, à faire chanter ses litanies et à implanter dans la tête de ses citoyens la graine de la soumission, ne put réagir que bien trop tard. Quand elle déploya ses serviteurs assermentés, le mal avait déjà été fait.
Le premier souvenir clair d'Ella, celui qui est le plus fort et qui est gravé à la fois dans sa chair et dans son âme c'est elle se baignant allégrement dans un océan écarlate. C'est bien à ce moment-là que sa génitrice fut tuée. L'irlandaise ne la jamais vraiment connu. Ses origines et ses fonctions sont sources de multiples spéculations fantasmatiques. Femme de lettres, noble anglaise ou humble paysanne. La réalité est bien plus sombre que cela. Ce n'était qu'une prostituée aux dents pourries par la moisissure et à la chevelure dégarnie par les affres du temps et la malnutrition. Une femme qui poussée par la pauvreté et la famine eut d''autre choix que d'immigrer aux Etats-Unis et ce fut lors du trajet entre l'Irlande et les USA qu'elle se retrouva dans ce bateau avec sa pauvre fille. Quant à son père lui aussi n'était pas un illustre personnage. Seulement un client de sa mère soucieux de satisfaire ses pulsions naturelles.
Les rares liens filiatifs que possédaient Ella furent donc rompus et ce n'est que par un miracle rocambolesque que la jeune fille ne connut pas le même sort que sa mère. En effet alors que le massacre se déroulait comme un massacre devait se dérouler, l'irlandaise totalement paralysée par la peur et la terreur eut une idée qui sonna comme son dernier espoir, celle de se cacher dans une commode de l'embarcation. Comment un subterfuge aussi simple marcha ? Cela fait partie des mystères de l'existence d'Ella.
Quoiqu'il en soit cette petite ruse lui permit de se maintenir en vie jusqu'à l'arrivée des hommes de l'Eglise blanche. Ces derniers mirent en fuite les adeptes zélés de Saint Emeline, libérant ainsi Ella de ses tourments. Orpheline sans aucune famille plongée dans un monde fantasmagorique aux lois qui lui paraissaient totalement cabalistiques, l'avenir d'Ella ne semblait pas particulièrement joyeuse. Heureusement pour elle, les divines autorités de cette terre se soucient du mieux-être de leurs sujets.
L'irlandaise fut ainsi placée dans un orphelinat afin de recevoir une éducation qui lui siérait. Une éducation faite dans la piété et dans la dévotion à Shen. En somme une éducation religieuse. On leur enseignait tous ce qu'un bon serviteur de l'Eglise blanche devait connaître, les savoirs n'avaient de sens que s'ils permettent de satisfaire les désirs de la déité de l'île. Le reste n'était que préciosités bien inutiles. La discipline qui y régnait était de fer, le moindre écart aux règles de conduite était passible de châtiment corporel et autres joyeusetés. Dans la douleur et la sueur, on y apprenait la fidélité à Shen.
La jeune fille put durant cette période expérimenter une série de choses bien déplaisantes, la première fut l'impuissance. Là où l'ensemble de ses petits camarades possédaient tous des pouvoirs qui défient les lois de la raison, elle n'avait pas de capacités qui pouvaient égaler leurs prouesses. Ce n'est qu'une humaine perdue sur îlot de bizarreries et de fantaisies incongrues. La deuxième qui découle directement de la première fut la solitude. Là il y a une différence, surgit généralement moqueries et gausseries. De part son absence de don, Ella subissait les brimades des autres enfants de l'orphelinat.
Cette situation d'isolement social et d'harcèlement fut vecteur pour Ella d'un profond sentiment d'infériorité. Elle ne comprenait vraiment pas pourquoi elle ne possédait pas de pouvoir alors tous pouvaient se targuer d'en avoir un. Quelle cruelle injustice que cette réalité-là. L'irlandaise en vint alors à contester la pertinence de l'ordre de ce monde, comme une anarchiste prête à détruire toutes les autorités. S'il y a vraiment un dieu qui régissait l'ordre de cette terre, comment aurait-il pu laisser pareille inégalité. Cela n'avait pas de sens à ses yeux.
Toutes les litanies enseignées par les religieux zélés glissèrent alors sur son esprit sans pouvoir le pénétrer. Cette insubordination fut moult fois réprimée par cette caste sacerdotale. Mais rien n'y faisait pas. Ni les coups ni les privations ne pouvaient permettre à Ella d'approuver les actions de cette déité.
La solitude qui pesait sur son âme comme une chape de plomb, s'accentuait au fil du temps au point de devenir insoutenable. Elle désirait tellement à avoir un ami que ce désir happait tout son être et gagnait ses pensées à chaque instant de son existence. Elle qui durant toute sa vie n'avait connu que solitude et désespoir.
Cependant tout changea, tout se bouleversa, quand elle fit cette rencontre. Son insubordination, son impiété, sa solitude, son désespoir tout cela disparut en instant, modifiant à jamais le cours de son existence. C'était un haut dignitaire de l'église blanche qui était en visite dans l'orphelinat d'Ella.
Ce prosélyte de l'église blanche était un fin rhéteur, sa verve enivrait les masses, hypnotisait les âmes, et changeait le plus zélé des ennemis de Shen, en son plus humble serviteur. Stratège émérite, il se rendait bien compte que la violence physique n'était pas le carcan le plus solide, l'emprise psychologique était une prison bien plus robuste. Etant joueur, remarquant alors une fille bien rebelle, indisciplinée et souffrant d'un complexe d'infériorité, il se demanda quel pouvait bien être la raison de pareille attitude. Arrogant comme il était, il se convint intérieurement que ses locutions pourraient totalement modifier l'esprit de la jeune fille pour la transformer en la quintessence de la soumission.
Le petit sacerdoce déploya un effort peu commun pour convaincre un simple jeune fille de la pureté de ses dires. Le prosélyte essaya d'abord de comprendre pourquoi l'irlandaise se montrait si dédaigneuse vis-à-vis de Dieu Shen puis quand il atteint son but, par un jeu d'arguties subtils, il renversa alors les vaines convictions d'Ella dans une tempête de sophismes et d'allégations mensongères. Il parvient à semer le trouble dans son esprit. L'orpheline qui pensait que c'était parce que l'ordre de Shen était injuste qu'elle n'avait ni ami ni pouvoir, le dignitaire lui insuffla au contraire l'idée fondamentale que c'était bien parce qu'elle doutait de la déité qu'elle n'avait ni pouvoir ni ami.
Dans une tirade philosophico-politique, il lui expliqua en des termes forts simplets que malgré sa puissance Shen n'était pas omnipotent, ses pouvoirs avaient bien une limite et il ne pouvait pas gommer l'ensemble des inégalités de cette terre. Toutefois sa bonté étant grande, le dieu essayait tant que possible de combler les désirs de ses serviteurs et de faire de la terre un lieu où règne paix et prospérité. Cependant en respectant l'adage qui voulait que la fin justifie les moyens, il se devait de prendre des décisions dures pour garantir à tous des conditions de vie digne. Ainsi selon les ouï-dire du prosélyte si Shen n'avait pas accordé de pouvoir à Ella c'était bien parce qu'il avait peur qu'à cause de son impiété elle en use pour son propre intérêt et si la déité ne lui avait pas donné d'ami c'était aussi parce qu'il avait peur que la jeune orpheline pervertisse leur âme.
Comme les paroles ne suffirent pas à totalement convaincre l'orpheline et soumettre son intériorité à la diktat de la piété, le prosélyte voulut donner une preuve de la véracité de ses dires. Une preuve qui à vrai dire, prenait des allures d'épreuve. Il proposa à la fois de donner un pouvoir et un ami à Ella pour peu qu'elle accomplisse une série d'actions dans un ordre rigoureusement défini par sa personne et avec une dévotion telle envers Shen que le dieu ne pourrait que lui accordait sa protection.
A l'annonciation de cette offre, les feux du désir s'allumèrent chez Ella. Elle qui avait tant souhaité cela ne pouvait pas refuser. Sans hésiter une seconde et avec la vivacité d'un guépard, elle accepta. Le sourire sardonique qui fleurit sur le visage du dignitaire aurait pourtant dû la mettre en garde.....
L'épreuve que l'homme proposa à Ella fut en apparence d'une simplicité enfantine et sans grand rapport avec la foi en Shen. Elle consistait seulement à tenir la hampe d'une lance pendant une durée de 2 minutes. Malheureusement la facilité de ce défi ne fut que pur mirage. Car l'arme utilisée pour l'exercice était l'antithèse de la banalité. C'était Gaoth, la lance des tempêtes.
L'histoire de cet instrument de mort mériterait bien milles odes et bien d'autres récits épiques mais pour la clarté de notre exposé, je ne tiens vous la détailler en ce jour. Mais sachez seulement honorable lecteurs, que cette arme produit d'une histoire bien singulière fut forger en des temps plus que reculés.
Bien que Gaoth soit légendaire et que son prestige s'étend par-delà les océans, elle n'est pas vraiment connue pour être bienfaitrice et source de bénédictions. La lance traine, à la manière d'un poids mort, une sinistre réputation. On dit que toute personne qui la touche sans son consentement voit sa vie s'envoler dans les cieux en moins d'une seconde. Cependant si cette dernière daigne nous accepter comme maitre, le pouvoir qui s'offre à vous est considérable. Avec Gaoth c'est quitte ou double. Soit la mort soit la puissance.
En manipulant ainsi Ella, le prosélyte avait une idée bien rodée en tête. Les options qu'il avait envisagées étaient au nombreux de deux : Soit l'irlandaise n'arrivait pas à se faire accepter de la bête et alors une ennemie de l'église Blanche aurait été éliminée par ses soins soit elle réussissait à faire de la lance son arme et le dignitaire finissait de convaincre cette impie de la grandeur de ses dires. Dans tous les cas, il était gagnant et nul ne pourrait jamais égaler son intelligence.
Ella se saisit donc de la source de toutes ses convoitises sans même remettre en cause les instructions du sacerdoce et dès l'instant où elle eut la lance dans le creux de sa main, une souffrance intense enveloppa son corps et une voix résonna dans son intériorité.
Tu penses pouvoir faire de moi ton objet ? Simple arme aux services de tes phantasmes inavoués, de tes désirs cachés. Tu rêves de grandeur, d'or et d'opulence ? Tu désires te couvrir de pourpre en teintant tes vêtements de rouge ? Folle humaine, pitoyable humaine, insignifiante humaine, je suis la lance des tempêtes, mon courroux balaie les insectes et je n'ai bien qu'une seule maitresse.
Des invectives, du mépris, de la défiance. Des locutions, des émotions qui étaient aux antipodes de la notion d'amitié. Ella qui avait espoir que cette rencontre soit teintée de toutes les nuances de bienveillance ne put qu'être décontenancé. D'autant plus qu'à ses yeux, les dires de Gaoth ne parvenaient absolument pas à saisir le sens de sa démarche. La jeune fille ne souhaitait pas s'élever au-dessus de la masse informe des individus banals, ni même se faire souverain parmi les mortels. Ce qu'elle voulait par-dessus tout c'était se fondre dans le décor, n'être qu'une âme parmi tant d'autres et dans un monde ou tous possèdent des pouvoirs, la seule moyen d'atteindre ce but c'est d'en avoir un aussi.
Malgré la douleur physique, malgré la violence psychique l'irlandaise se souvint des mots du prosélyte. Tout cela n'était qu'une épreuve pour tester sa foi envers le souverain de cette terre, l'orpheline n'avait qu'une seule chose à faire : Prier. Faire de sa croyance, un dogme immuable que même le tremblement de la terre ne pourrait ébranler. Elle qui avait passé son existence à vilipender les maximes religieuses, se devait en ce jour d'avoir foi. Foi en une déité invisible qui n'avait jamais rien fait pour l'aider dans sa vie.
C'était une tâche fort complexe mais sa volonté d'avoir un ami était telle qu'elle prenait le pas sur toute autre considération. Avec la ferveur quasi-messianique, elle se mit à prier, récitant dans son esprit cette douce litanie : "Shen, accorde-moi ta protection". La voix qui envahissait ses pensées répondit d'un air amusé à cette tentative de conjurer ce mauvais sort.
- Ah une religieuse !!!! Tu pense que ton dieu peut te protéger de ma puissance, de mon pouvoir qui a fait plier tant de rois, tant de souverains, tant d'autocrates aux aspirations grandiloquentes et à l'auguste volonté.
- Je ne veux pas te faire plier, je veux que tu sois mon ami.
Une simple phrase et un seul mot suffirent à faire changer Gaoth d'attitude. L'amitié, une notion qui avait traversé son existence et face à un tel appel, il ne pouvait décidément rester stoïque.
- Ami ? Pourquoi tu voudrais un ami ?
- Parce que je n'en ai pas.
La malice enfantine de cette orpheline, attendrit un instant le cœur de la lance.
- Si tu veux faire de moi ton ami, je peux te proposer un petit contrat.