Histoire
Autrefois, on l’appelait Eosten le médiateur. Il était devenu le nouveau Roi de Bretagne, au cours de l’époque de trouble qui avait suivi l’assassinat du précédent roi, Erispoë. Son peuple le trouvait bon et surtout, ils suivaient son envie de maintenir une paix durable. Ils voulaient le voir garder ce trône qui lui allait bien mieux qu’à Salomon, l’assassin du premier roi et visiblement très envieux d’avoir ce trône pour lui-même.
Eosten avait la parole facile et aisée, et savait régler les conflits de manière pacifique avant d’envisager des solutions plus difficiles. Aussi lui fut-il facile d'entretenir des relations avec les Francs, d’apporter de la sécurité à son peuple en régissant mieux les frontières, et favorisant des jugements envers les criminels justes et équilibré suivant la faute. On le suivait pour ce qu’il était et ce qu’il faisait, pas pour un titre qu’il avait acquis par le sang.
Eosten eut la grande chance de se marier avec la femme dont il était éperduement amoureux, un mariage d’amour comme rare ils étaient à l’époque. Mais, malheureusement, à cause de sa santé fragile, elle mourra pendant l’accouchement de sa seule enfant : sa petite fille, Maelis. Son enfant était la seule chose dans sa vie qu’il voulait protéger au prix de la sienne, et de tout son royaume s’il le fallait.
Et vint le terrible jour où Salomon revint en guerre. Eosten fut pris au piège. D’abord, on l’invita pour des pourparlers de paix et envisager des solutions pour éviter un conflit, exactement comme Eosten le faisait toujours. Mais Salomon envoya, pendant ce temps, une armée bien différente de tout ce qu’Eosten avait connu détruire son royaume. Eosten ne comprit pas tout de suite l’origine de cette armée, il s’en rappela bien plus tard. Eosten comprit son erreur lorsque, devant lui, une ombre apparut, sa fille enfermée dans les bras de l’inconnu. Il hurla à la traîtrise mais il était trop tard : Eosten se battait contre des forces qu’il ne pouvait pas vaincre. La tête de sa fille roula au sol, tranchée net par une arme. Du moins, Eosten ne pouvait pas l’imaginer autrement. Toutes les larmes de son corps s’écoulèrent et il n’eut pas le temps de réaliser. Il fut soudainement projetée du sol et il tomba à la renverse, dans le vide de la falaise. Il était mort ce jour-là.
Lorsqu’il ouvrit les yeux à nouveau, Eosten ne se souvenait de rien. Il avait certes survécu, mais non sans séquelles. Après s’être gravement cogné la tête, il perdit la mémoire pendant longtemps. Dû à ses blessures, il était défiguré, sur son corps et son visage, méconnaissable. Et c’est une petite villageoise qui l’avait trouvé et ramené dans son petit hameau où il fut soigné. La jeune s’appellait Morgane et il se trouvait qu’elle était une druide.
Il ne savait, bien sûr, pas ce qu’était une druide. Mais alors qu’elle le soignait de ses très graves blessures, la jeune Morgane lui raconta son histoire.
Les druides étaient emplies de magies, une magie qui leur venait de la nature et de tout ce qu’ils y trouvaient. Ils étaient ainsi devenu maître des plantes et de tous les remèdes possibles. Ils avaient, notamment, aider à soigner la peste pendant le 6è et 7è siècles. C’est également pour cette raison qu’Eosten était en vie aujourd’hui. Il ne comprenait pas comment, mais il lui dit qu’il devait d’abord se remettre, et tout ferait sens ensuite. Il resta auprès de l’enfant pendant cinq années avant qu’à nouveau, on lui enleva tout.
Le petit hameau de druide fut attaqué par des déserteurs de l’armée de Salomon. Mais ceux-ci se faisaient passer pour des vikings, ennemis des Francs, envahisseur sanguinaire de notoriété public. Morgane essaya de fuir avec Eosten, mais ils furent pris au piège. C’est là que quelque chose s’éveilla chez Eosten, qui trouva une force soudaine pour défendre la jeune fille, se découvrant une rage de se battre qu’il ne se connaissait pas. Malheureusement, Morgane fut gravement blessée, avant qu’Eosten ne puisse trouver le moyen d’ouvrir la voie pour leur fuite.
Eosten emmena le plus loin qu’il put Morgane, mais ils finirent par stopper leur route, Morgane étant incapable de continuer. Eosten ne pleurait pas, il s’en sentait incapable. Morgane le remercia d’avoir tout fait pour l’aider, et elle lui présenta un talisman qui était transmis dans sa famille depuis quelques générations maintenant. Il était dit qu’il pouvait soigner les blessures et prolonger la vie, mais cela ne pouvait pas la sauver d’une telle blessure, le talisman protégeant des aléas basiques, comme la vieillesse et les blessures ou maladies superficielles. Eosten la remercia alors qu’elle rendait son dernier souffle avec un sourire. Il l’enterra et tint le talisman près de son cœur.
Et il sourit.
Ce qu’il n’avait dit pas à Morgane fut qu’il avait retrouvé la mémoire lors de l’attaque. Il se souvenait de la traîtrise, de la mort de sa fille, et tout faisait sens désormais. Morgane lui avait parlé d’être utilisant la magie comme d’un outil, d’être plus proche de créature que d’animaux ou d’humains. Et il en perdait la tête. Salomon s’était allié à eux. Celui qui avait coupé la tête de sa fille n’avait pas utilisé d’armes, il avait utilisé
son bras. Et il avait jailli d’une ombre sous forme de nuage, de nulle part. Salomon s’était allié à des monstres pour prendre un trône qui ne lui revenait pas.
Aussi, il mit en place son plan. Pendant des années, il travaillait pour que Salomon face du mieux qu’il put pour maintenir la paix dans le royaume. Puis, lorsqu’enfin, le cadre était posé, Salomon se retira subitement dans un monastère, comme pris soudain de remords. Eosten avait pris grand soin que cela arrive, en se faisant passer pour un serviteur dans son château. Lorsque Salomon pensait finir sa vie en paix, Eosten le trouva. Et depuis l’ombre de la chambre, il apparut derrière lui, les traits de son visage tirés dans un sourire morbide. Il allait payer.
Salomon fut livrer aux Francs. De ce qui fut dit, il avait été livré par des “ennemis” de l’ancien roi. Dans l’ombre de sa cape, Eosten jubilait. Salomon se fit crever les yeux vivants par les Francs, puis tuer sous yeux. Il avait eu sa revanche.
La revanche, seulement, eut un goût bien amer. Au fil des années, il ne trouva plus goût à rien. Envie, désir, peur, joie ? Tout ça avait disparu. Il n’attendait plus que la mort. Mais lorsqu’il ne se vit pas vieillir, il comprit que le talisman fonctionnait. Il commença à en devenir fou. Son esprit s’embrumait de pensées sombres qui lui firent perdre le sens de la réalité. Durant les siècles qui suivirent, il vit le monde dans une boucle infernale de guerre, et pourtant évolué de manière tout à fait surprenante. Et pendant ce temps, il parcourut le monde.
Pour trouver un sentiment de vie, il alla jusqu’en Asie et se joignit aux barbares. Il apprit la torture sous un nouveau visage. Il partait toujours lorsque le temps défilait trop vite. Il trouva ensuite les monastères d’Asie où il put en apprendre plus sur les druides, et également sur le talisman. Y avait-il un moyen pour lui de se défaire du sortilège et se laisser enfin mourir ? Il quittait le monastère lorsque là encore, le temps faisait son œuvre. Il se cacha dans le froid hivernal de la Russie pendant plus d’un siècle, se laissant sombrer dans un état sauvage quasi instinctif et primaire. Il n’était plus qu’une bête.
Il s’éveilla de sa torpeur vers le 14è siècle lorsqu’il entendit parler des premières “chasses aux sorcières”. L’époque fut terrible puisque la peste vint également ravager les terres. Lorsqu’il vit les “médecins de la peste” faire leur apparition, Eosten prit le masque et se cacha lui aussi. Il se prit pour un “faux” médecin, comme tous les autres. Après tout, il n’y avait rien à faire contre cette maladie, alors autant s’occuper… des patients, n’est-ce pas ? Des patients, oui. Il découvrait des manières de découper la chair et d’entailler les os comme il ne l’avait jamais vu avant, et il se retrouva pris d’un nouveau regain de vie. Voilà qui redevenait intéressant.
Lorsque le nouveau monde fut découvert, Eosten fut l’un des premiers à y aller. Il trouva les tribus indiennes avec qui il sympathisa particulièrement. Son rapport à la nature et aux animaux, qu’il avait vécu pendant plus d’un siècle, le rendit accessible aux yeux des autochtones. Ainsi, les indiens lui apprirent bon nombres de techniques de chasses, et autres utilisation d’outils toujours plus incongrues que les autres. Eosten s’amusait comme un fou. Il disparut avant que les colons ne viennent massacrer ces peuples. Eosten en aurait été presque triste.
En retournant en occident, il découvrit pour la première fois les pièces de théâtre de l’Italie, où l’Arlequin était présenté pour la première fois. Cela fut comme une révélation pour lui. C’était ça ! Brillant, une apothéose ! C’était ce qu’il lui fallait pour marquer enfin une nouvelle identité que personne n’oserait jamais piéger ! Et il adopta l’uniforme aussitôt. Son masque doté d’un faux sourire, son bonnet à grelots et l’habit rouge qui en possédait aussi, il devint un parfait pitre. Follement taré. Il se donnait des airs de bouffon qui amusait les enfants, alors qu’en réalité, il avait l’esprit vif mais détruit par le mal qu’on lui a fait et qu’il a subi. Il devint un joueur, un farfelus, qui jouait plus qu’il ne vivait. Il utilisa la musique comme outil pour amuser la galerie. Il posait les règles de ses jeux, mais si l’adversaire perdait face à lui, il se prenait un malin plaisir à leur faire subir le prix de leur échec. Et il n’avait que rarement perdu.
Puisqu’en effet, il découvrit un phénomène tout à fait étrange : dès qu’il posait des règles de jeu, son adversaire pouvait se trouver perturbé par un petit bruit, par une image. Et l’espace d’un instant, Eosten semblait capable de pouvoir les enfermer dans une bulle qui les laissait à sa merci, les rendant opaques à tout danger ou au contraire, incapable de s’en détourner. Il fit plusieurs tests pour en comprendre les ficelles et découvrit avec plaisir un nouveau jeu.
La luth pour détourner, le tambour pour accrocher. Cela, il le trouva bien assez vite. Mais parfois, le piège ne marchait pas. Et en poussant un peu plus, il comprit que ceux qui se trouvaient insensibles étaient… méfiants. La suspicion de l’adversaire était donc le principal défaut, à son grand dame ! Car, dans quel jeu l’adversaire n’était-il pas méfiant de la moindre tricherie ?
Alors, Eosten s’entraîna pour détourner les soupçons. Il devint exceptionnel dans l’art du paraître. Au fil des années, puis des siècles, il débuta sur les esprits les plus légers une danse macabre faite de chants et de musiques duveteuses. Les piéger était d’une facilité déconcertante. Et puis, il se trouva face à des cas plus compliqués, dont l’intérêt pour la danse ou la musique était faible. Eosten trouva un nouveau jeu.
Plus matériel, l’adversaire se trouvait face à un clown, un pitre, qui exécutait non plus des danses, mais des figures d’arts. Il était devenu un acrobate, un jongleur ou un équilibriste. Eosten devint un véritable acteur de son propre cirque. Et ce nouveau jeu fit un ravage. Attirer le regard sur ses accessoires, accrocher leur attention sur les mouvements qu’il opérait, dissiper les doutes par un beau spectacle et finir par détruire toute suspicion lorsqu’ils se sentaient, malgré eux, émerveillés par une telle prouesse. Et dès lors que l’adversaire pensait avoir gagné, il accrochait son regard et il était pris dans sa toile. Eosten avait gagné.
Il opéra son jeu tant de fois qu’il ne compta plus. Il gagnait toujours, après tout. Sauf cette fois où il fut face à un trio qui le piégea lui. Mais par la triche. Un chasseur, accompagné d’un sorcier et d’une drôle de chose, peut-être une créature. Eosten s’en fichait pas mal, puisque tout ce qui lui important était le dégoût qu’il ressentit lorsqu’il savait qu’ils avaient trichés. Ses tours de magie, de jonglerie, son cirque à lui tout seul se retrouva impuissant face à de la vraie magie.
Cela les rendaient surhumain. C’était injuste. Ils trichaient ! Ils gagnaient en trichant ! Injuste !! Il était fou de rage alors qu’il se débattait vainement pour leur échapper. On l’avait piégé et il était prisonnier. Alors qu’on le jetait au cachot, il murmura sa revanche dans une lente récitation, comme un poème sordide qui sonnait doux à ses oreilles. Il allait se venger d’eux. De tous ces tricheurs et de toute cette misère magique. La seule chose qui l’empêcha de totalement sombrer dans la folie de son inconscient.
Il n’attendit que quelques années, et lorsqu’il n’avait plus que la peau sur les os, il passa derrière les barreaux, s’aidant du talisman qu’il avait toujours pris soin de bien caché : il l’avait cousu sous sa chair et cacher dans sa cage thoracique après tout. Le talisman lui permit de passer outre les faibles barrières magiques qui avaient été placées. Il n’était qu’un simple humain, pourquoi placer un véritable bouclier magique alors qu’il était censé ne même pas le sentir ? Il trouva ensuite la sortie et lança une bombe vers les cachots. Oh ! Il ria à gorge déployée en voyant l’air ahurie de ces tricheurs : ils ne l’avaient pas vu venir celle-là !
Il plongea dans la mer et dériva. Il allait se noyer, complètement. Mais au fond de l’eau, se débattant comme un acharné dans les vagues, il s'étouffait d’abord de rire. Le cachot avait explosé. Il avait vu le corps devenir des miettes de chair. Et il riait. Il riait si fort mais aucun son ne passait la barrière de l’eau. Il gagnait toujours, non ?
Il vit la lumière. Pas celle qu’il pensait, cependant. C’était celle du soleil, du ciel de jour. Sauf qu’il n’était pas sur une terre qu’il connaissait. Loin de là.