L’un de mes grands plaisirs dans la vie consistait à surprendre, à me jouer de l’impromptu. La nature m’avait fait Changelin, après tout, et je ne pouvais la remercier assez de m’avoir donné ce don magnifique qui était celui de me travestir, avec tellement de précisions qu’il était tout bonnement possible de faire la différence avec l’original. Mais c’était un pouvoir épuisant, demandeur, qui ne pouvait être maintenu que pendant une dizaine de minutes avant de devoir reprendre mon apparence originelle. Un défaut que je compensais par un savoir-faire inégalé dans le maquillage et par mon gigantesque talent d’acteur, si bien que je ne réservais mes petits tours que pour les gros poissons, les cibles difficiles à approcher ou dangereuses. C’était ce que je recherchais d’ailleurs, une nouvelle peau à endosser pour réaliser à bien une de mes demandes, comme le bon toutou que j’étais.

On m’avait demandé de m’immiscer dans ce bar, vulgairement nommée Le Goulue, et d’identifier quelques visages bien précis pour les éliminer lorsque l’occasion se présenterait. Mon goût du jeu s’était infiltré dans les rouages et, en plus d’accomplir ce qu’on attendait de moi, j’avais en tête de trouver une manière originale de le faire, d’apporter un peu de fantaisie à ces tâches devenues un peu trop coutumières. A la manière d’un vieux couple, je cherchais des façons différences d’exciter ma partenaire, La Mort même, pour continuer à faire perdurer cette relation que je chérissais tant. Plus que dans l’acte de tuer, de découper, j’avais voulu innover en proposant un scénario original : celui d’une trahison. Peut-être était-ce dû à mon appétence prononcée pour le drame, sûrement parce que j’étais Anglais et que j’avais une passion exquise pour les pièces de théâtre de Shakespeare. Comme dans La comédie des Erreurs, je voulais tournebouler les esprits en incarnant et en commettant mon crime sous des airs connus, qu’on ne pouvait soupçonner.

J’avais donc écumé pendant plusieurs soirées cet infâme endroit, scrutant les visages à la recherche de la perle rare, d’un minois qui saurait provoquer une sensation dans mon bas-ventre. C’était difficile de m’immerger dans ce monde que je ne connaissais pas, tout était si brillant, si lumineux, et je trouvais que cela manquait d’un peu de classe, d’élégance de mon époque. J’avais en horreur ces tenues noirs, tristes, morbides oserai-je même, moi qui aimais tant la couleur et les costumes extravagants. Puis, alors que je discutais distraitement avec une demoiselle plus éméchée qu’intéressée, mon intention se fixa lentement sur la fille qui entrait sur scène. Je sentais quelque chose de bizarre, de singulier, une présence qui émanait d’elle et de sa manière de se tenir, de se comporter. Je ne savais pas que c’était l’odeur de la mort qui me troublait ainsi, que je retrouvais chez elle à la manière d’une compagne longtemps abandonnée. Troublé et joueur, je décidais qu’elle serait mienne – ou, plutôt, que je serais elle. Certes, elle manquait un brin d’excentricité mais elle ferait un vaisseau parfait pour mes crimes, en plus d’avoir ses aises dans ce modeste lupanar.

J’étais et je suis une personne méticuleuse, qui aime prendre son temps. Bizarrement, je ne me sentais capable d’imiter quelqu’un qu’après avoir créé une relation avec elle, j’avais le besoin pervers de m’infiltrer dans son cœur avant d’enfiler et de prendre sa forme. Alors, je provoquais des rencontres, m’amusant de discussions anodines, dressant peu à peu un portrait de celle qui – je l’appris vite – se nommait Morgan.  J’étais toujours là, dans un coin sombre, le sourire aux lèvres alors que j’épousais les ombres, que je me dissimulais sous les contours d’une fenêtre, d’une porte ou d’un bâtiment. La traque était souvent aussi jouissive que l’acte en lui-même, c’était un plaisir que je ne négligeais jamais, et je passais un temps considérable à jouer les voyeurs, notant ses manies et sa manière de bouger, de se vêtir, de se comporter.

Mon travail d’investigation commençait doucement à porter ses fruits, et je sentais chez moi l’excitation de la mue, la peau se détachant, prête à se détendre puis à exploser. Mon épiderme me démangeait autant que si j’avais des centaines de vers se baladant à l’intérieur de moi.  Je touchais au but mais quelque chose me dérangeait encore, comme s’il manquait une information cruciale pour la comprendre et l’incarner véritablement. Un détail que j’appris alors que je jouais encore avec ma proie, sous les traits d’un vendeur ordinaire au regard niais. Je vous prendrais cette statuette, pour le bon vieux temps. Une phrase anodine, une pensée formulée à voix haute qui fit écho, la dernière pièce d’un puzzle qui s’alignait désormais devant moi, terminé, complété. Je restais sombrement dans mon rôle de béat, de marchand inculte et vulgaire en ne montrant pas le trouble qui me saisissait dès lors. Je passais lentement mon doigt sur la sculpture en bois, glissant langoureusement alors que je formulais mes dernières indications de jeu. Une sorcière, oui une sorcière. Voilà un rôle que je n’avais jamais interprété, un défi qui était sans nul doute à ma hauteur. Je laissais tomber mon masque en sortant du stand, l’objet encore en main, avant de me mettre en route. Sur le chemin, je laissais tomber la plupart de mes artifices, mes vêtements trop larges pour revêtir mes propres habits.

J’aimais me présenter sous ma véritable apparence avant d’accomplir mes méfaits, je voulais laisser une trace de moi, un doute persistant, une légère angoisse qui croirait silencieusement, avant d’arriver à son paroxysme alors que j’agirai. Le plan était simple. D’abord, j’allai la séquestrer, elle devait rester en vie si je voulais l’imiter. Puis, mes crimes faits, je m’amuserai avec elle en utilisant mes scalpels, ou peut-être une ou deux nouvelles machines. J’hésitais encore, l’inspiration me manquait et j’étais comme un écrivain devant une feuille blanche. L’appétit vient en mangeant, dit-on.

− Excusez-moi, mademoiselle, fis-je charmeur en tapotant gentiment sur son épaule. Désolé de me montrer si cavalier mais, je vous observais tout à l’heure. C’est vraiment très discourtois de ma part, mes sales oreilles ont entendu des choses qui ne leur étaient pas adressées. Mille excuses, je ne suis pas d’habitude aussi invasif. Toujours est-il que je tenais à vous donner ceci. Et, se faisant, je lui tendais avec précaution l’effigie de sorcière. J’appréciais l’idée qu’elle garde l’objet sans savoir que par son intermédiaire, nous échangions : elle prenait l’artefact, je la prenais elle. J'ai cru comprendre que celle-ci avait un aspect nostalgique pour vous, je souhaitais vous l'offrir en guise d'introduction. Loin de moi l'habitude d'importuner les jolies demoiselles. Je me surprends moi-même.  

Évidemment, la jeune fille était à l’image de ceux qu’elle fréquentait, malpolis et assurément sous éduqués. J’avais tenté de l’aborder avec une certaine classe, avec les manières et les habitudes de mon époque, ce qui ne semblait pas lui plaire. Elle commença par copieusement m’insulter ce qui ne fit qu’agrandir mon sourire carnassier. À chacune de ses syllabes, je m’imaginais lui planter un scalpel à un nouvel endroit du corps, découpant lentement sa chair en veillant à ne pas la faire mourir de suite. Mais il me fallait me contrôler, je devais la garder prisonnière avant de m’amuser, le travail avant la passion, quand bien même la mienne était dévorante. Je n’étais pas le premier à déblatérer en continu mais celle-ci semblait être d’un tout autre niveau, tant elle discuta sans me laisser le temps d’en placer une. Je restais béat, une expression affligée sur mon visage. Taquin, je me permis de revenir sur le sujet de son nez en évoquant une tirade bien connue.

─ Allons, c’est un peu court jeune fille, on pouvait dire … Oh ! Dieu ! … Bien des choses en sommes. Puis, tirant sur mon propre nez, je continuai de la même voix sur un autre passage : C’est un roc ! … C’est un pic !  … C’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? … C’est une péninsule ! Et, le regard soudain plus sérieux, effrayant, je clôturais ma petite représentation un éclair colérique illuminant mes pupilles. Voilà ce qu’à peu près, ma chère, vous m’auriez dit si vous aviez un peu de lettres et d’esprit, mais d’esprit, ô la plus lamentable des êtres, vous n’en n’eûtes jamais un atome, et de lettres vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot ! Hm … la fin semble quelque peu hors de propos, car vous n’êtes point sot mais sotte !

J’imaginais l’incompréhension dans ce regard, peut-être même la peur d’être tombé sur un énergumène capable des pires sévices : et si c’était le cas, je louais alors sa perspicacité, car j’étais bien ce genre d’horribles personnages. Mon humour, je le savais, ne faisait rire que moi et je m’amusais de l’absurde.

─ Vous draguer ? Non, non, bien sûr que non ! Fis-je dans un éclat de voix surpris. J’ai meilleur goût que cela, rassurez-vous. J’ai connu une sorcière par métonymie dirons-nous, vous m’avez fait penser à elle, voilà tout ! Son agressivité me frustra un peu, je voulais m’amuser à ses dépens mais son comportement ne m’avait pas satisfait, ou du moins pas tout à fait. Tant mieux, la colère ne rendrait que la finalité de cette histoire plus jouissive après tout. Le plaisir pouvait naître aussi du mécontentement. Je l’observais partir sur son étrange véhicule, mon index tapotant sur ma joue, réfléchissant à ce que j’allais faire en suite. Au moins, pensais-je, l’incarner allait se montrer amusant, son franc-parler serait peut-être un peu difficile à imiter au début mais je sentais que je ne mettrais pas longtemps avant de me sentir comme un poisson dans l’eau.

Il me fallait maintenant créer le moment opportun pour la kidnapper après son concert, trouver l’apparence ou l’interaction qui la mettrait suffisamment en confiance pour l’emmener dans un endroit discret, intime, où je pourrais ensuite l’escamoter sans que l’on ne me remarque davantage. Le faire avant la prestation risquait de créer des soupçons, il fallait que le changement se fasse le plus naturellement possible, sans que ses compagnons ne se doutent que les places ont été échangés, et donc plutôt à la fin de la journée. Je pouvais décider de m’introduire dans sa chambre et d’attendre, mais cela manquait un peu de fantaisie. Je décidais plutôt de me grimer une nouvelle fois, sous des traits qui pourraient lui attirer un peu plus de sympathie.

Je réfléchissais encore à comment j’allais me dépatouiller de cette histoire quand un bruit me sortit de ma torpeur, celui d’un immense choc et d’une foule qui s’écarte, choqué. Je me glissais parmi eux lentement pour voir ce qui était à l’origine de cette agitation, et j’aperçus d’abord l’étrange véhicule de Morgan devant moi avant de voir la jeune fille, plus loin, complétement s’étaler sur le sol. En prime, elle avait libéré un nuage de farine qui s’infiltrait dans ses poumons, rien de bien réjouissant pour l’état de santé de la sorcière. Amusé, je me demandais s’il m’était possible d’imiter ce manque de talent et cette absence de coordination motrice. J’allais devoir travailler un peu mon personnage, j’étais peut-être un peu moins prêt que je ne le pensais. Le balai magique était juste à mes pieds, et je le saisis en l’envoyant valser en l’air d’un petit coup de pied habile. Oui, pour me montrer aussi empoté, il fallait que je chasse mon naturel.

De ce que je pouvais voir de ma position, à quelques mètres du vendeur et de la métalleuse, celle-ci s’était plutôt brutalement blessée, ce qui contrariait un peu mes plans tout en me donnant l’occasion parfaite de lui parler, en essayant de l’éloigner de la populace et des rues agitées. Ce n’était pas idéal, je n’aimais pas bosser dans la précipitation, c’était souvent la source d’erreurs et de fautes d’inattention regrettables. Mais improviser faisait aussi partie du plaisir de jouer, d’incarner un personnage. Il fallait cependant que je révise mon propre texte puisque celui-ci s’était montré un peu trop incongru. Pour une première apparition, l’absurde pouvait provoquer la peur, pour une seconde, continuer à jouer sur l’inattendu pouvait un peu trop talonner le ridicule. J’approchais lentement, me composant une face plus avenante. Je refusais d’adopter la façon de parler de cette idiote, j’étais prêt à beaucoup de choses pour réaliser mes missions mais, sans costume, en étant moi-même, il y avait des comportements que je ne souhaitais pas imiter. Si on ne se respectait pas soi-même, qui le ferait à notre place, après tout ?

─ Je vais encore vous déranger une dernière fois, fis-je en déposant avec précaution l’objet que j’avais en main à côté d’elle. Vous pouvez protester à loisir, jeune fille, mais je sais reconnaître une belle fracture quand j’en vois une. Je me penchais ensuite sur la blessure dans une position soucieuse. Je suis médecin, vous pouvez douter de ma bonne foi, je ne vous en voudrais pas. Je suis énormément de choses, assurément pas un menteur cependant. En réalité si et c’était là un énième mensonge. Si vous le souhaitez, je peux essayer de vous bricoler un garrot, de quoi pouvoir vous déplacer sans trop solliciter vos articulations. Mais il faut que je puisse regarder la blessure… Ou alors, vous préférez peut-être que j’aille demander de l’aide à l’un de mes collègues ? Le plus proche, si je ne me trompe pas, doit bien être à un ou deux kilomètres d’ici…  

Ayant obtenu l’accord de la principale intéressée, je me mis à travailler sur sa cheville pour en fabriquer un garrot qui tiendrait la route. Elle allait devoir claudiquer un moment, peut-être plusieurs semaines, avant de pouvoir confortablement se mouvoir de nouveau. Je me notais la nécessité d’observer sa démarche déséquilibrée pour la reproduire ensuite. Je bricolais une atèle provisoire avec les éléments à ma disposition, l’air affairé et professionnel. Puis, la chose faite, je l’aidais à se lever avant de l’observer faire quelques pas pour tester mes talents de médecin. Évidemment, ma solution s’avéra tout à fait fonctionnelle, à croire que j’avais réellement étudié la médecine auparavant - et c'était le cas. J’acceptais son remerciement avec une certaine déférence, d’autant plus que cette petite marque de politesse semblait lui coûter un peu ; ou, pour le dire plus vulgairement, lui arracher la gueule, comme je l’avais déjà entendu dire par des barbares non civilisés.

─ Bien, toujours un plaisir de me montrer serviable, surtout lorsque ça concerne … une personne aussi … agréable, lançai-je avec une malice non feinte. Faites tout de même attention à ne pas trop forcer sur votre jambe, vous pourriez aggraver la situation, d’autant plus que la gravité semble être un terrible adversaire pour vous.

Mais, m’oubliant à une vitesse folle, elle s’appliqua à parler au marchand pour tenter de racheter son talent maquant. En temps normal, ce manque d’égard aurait pu me vexer, j’étais un peu susceptible après tout, mais la suite me ravit plus que je ne le pensais. Elle commença par aider le malheureux en utilisant sa magie pour rafistoler son stand. Une fois fait, la sorcière essaya de prendre la poudre d’escampette en montant sur son drôle de véhicule avant de s’élancer brutalement sans aucune considération pour sa blessure. Évidemment, sa cheville endolorie n’apprécia pas tellement l’expérience, et elle partit à la renverse. Je ne pus retenir un petit rire qui se mua en protestation lorsque je la vis fondre sur moi avant de s’écrouler, non pas dans mes bras mais carrément sur moi, dans un nuage de poussière qui ne manqua pas de salir mes vêtements.

─ Attention, bordel de … Puis, me reprenant, tout en essayant de me dégager de cette masse morte, je repris par un : flûte, nom de dieu ! J’essayais de me relever mais impossible, je dus la pousser légèrement pour sortir, crachotant de la poussière de mes poumons. Vous êtes une vraie catastrophe ambulante ma parole … Vous n’auriez pas pu mieux faire en le voulant vous-même …

Debout et épousseté, je lui tendais ma main pour l’aider à faire de même, en lui précisant de faire attention sur comment elle allait repartir le poids de son corps. La grimace sur son visage m’indiqua que sa cheville avait de nouveau subi un choc important. J’attrapais de l’autre main son engin meurtrier.

─ Je vous le confisque tant que vous n’apprenez pas à marcher droit. Tenez, prenez ma main, je vais vous aider. Attention à votre jambe, vous allez vous faire mal. Prenez appui sur moi, pas trop fort ou vous allez encore me faire tomber. Voilà, doucement. Vous êtes un vrai danger public, ma parole. Je vais vous accompagner sinon vous risquez d’aggraver de nouveau la chose. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas une tentative de vous charmer, il faudrait que vous soyez charmante pour ça. Le serment d’Hippocrate, vous savez ? Ou d’hypocrite, plutôt.

La demoiselle semblait s’être légèrement adoucie envers moi, ce qui était un très bon point pour la suite des événements. Sa confiance allait être très complexe à gagner, je ne pouvais cependant pas laisser passer l’occasion de finir rapidement la mission, d’autant plus que cela me promettait une situation divertissante. Elle attrapa ma main pour se relever lentement, le rouge aux joues et la démarche hésitante. Confisquer son véhicule ne lui plaisait pas mais je dut me montrer ferme pour autant, le lui rendre signifierait qu’elle n’aurait plus qu’à monter dessus pour me semer. C’était perdre la possibilité d’agir immédiatement, et retarder l’accomplissement des ordres que l’on m’avait donné. Son sourire montrait un peu d’amusement, et je me permis de lui répondre avec un air tout aussi joueur. Bien sûr que je me moquais d’elle, qui ne l’aurait pas fait après tout ?

─ Oui, faisons ça, fis-je lorsqu’elle évoqua l’objet que j’avais en main, il ne me semble pas très prudent de vous laisser encore vous débrouiller seule. Vous m’avez fait mordre la poussière une fois, pas deux. Et j’ai la chance d’être plutôt du genre résistant, je n’ose imaginer si vous aviez atterri sur une grand-mère, un chérubin ou encore un animal. Non, ce ne serait pas raisonnable de vous laisser conduire sans supervision.

L’idée ne semblait pas l’enchanter mais qu’importe, je ne tentais pas de lui faire plaisir. Le tout était d’essayer de rendre la conversation la plus crédible possible, sans pour autant éveiller les soupçons de la sorcière ou des passants aux alentours, qui se désintéressèrent bien vite de nous pour retourner arpenter les étals des marchands. Surpris par la tape sur mon épaule, je ne su comment réagir ni comment prendre ce geste : était-ce une sorte de marque d’affection un peu bourrine ? Une manière de me violenter peut-être ? Difficile à dire et je ne lus pas le sarcasme dans sa phrase, ni la blague. Au contraire, j’observais l’idée avec attention, interrogateur.

─ Je suis bien plus agile que vous, je pense pouvoir m’en sortir en effet en naviguant sur cette chose, peu importe ce que cela est. Pour vérifier mes dires, je posais la planche sur le sol et je tentais de monter dessus. Immobile, ça ne semblait pas être très difficile de rester stable. En mouvement, cela présageait d’être un poil plus complexe. Et ensuite, que dois-je faire ? Que se passe-t-il ? Je l’aidais à grimper dessus, en lui laissant assez de place sur le support étroit. C’est assez peu discret comme moyen de location. Il me semblait, si je me souviens bien de notre conversation précédente, que vous souhaitiez garder votre statut de sorcière dissimulé, lui soufflais-je en chuchotant. Vous n’êtes pas bien maligne si vous pensez que voler sur un balai n’éveillerait pas de soupçons sur votre nature non ? Même à mon époque, on avait tendance à faire le lien entre ... hm … Les deux, voyez-vous.

Elle continuait à se moquer de moi en essayant de me faire sortir de mes gonds. Bien sûr, je savais que c’était un balai volant, je me demandais seulement la manière dont il fallait démarrer l’engin. À sa remarque, je pris un air un peu outré. Debout sur la planche sans roulettes, elle fit s’élancer la machine avant de s’envoler un peu plus en avant, à quelques centimètres de la surface.

─ Je vois que vous apprenez de vos erreurs, c’est bien. J’avoue que je vous aurais abandonné à votre sort si vous aviez de nouveau pris appui sur votre jambe invalide. On ne sait jamais, j’ai eu un doute en vous voyant faire. Une question avant de partir cependant : où allons-nous ?

Je me laissais distancer par ma volonté de me divertir, il est vrai que flotter avait quelque chose d’amusant et de rafraichissant. Mais ce n’était pas très professionnel de ma part de me laisser ainsi vaquer à ce loisir, alors que je n’avais pas finalisé mon plan pour la kidnapper. Dans l’idée, maîtriser la conduite de ce véhicule était une bonne chose pour la remplacer plus tard, même si je doutais que cela puisse fonctionner sans elle. Il y avait beaucoup de créatures différentes dans ce monde, je ne me faisais pas de soucis sur le fait de trouver une d’entre elles capable d’imiter les pouvoirs de la sorcière. Plus le temps passait en sa compagnie, plus l’envie d’en faire un camouflage de passage s’évapora. Non, je pouvais essayer de garder son apparence pour plus longtemps que cela, elle se montrerait sûrement très utile pour diverses occasions, après tout. Ce n’était pas mon genre de déguisement mais c’était d’autant plus intéressant pour moi, cela signifiait que je serais encore plus indétectable sous les traits de la jeune fille.

─ Vous savez, les gens sont des béotiens incultes, ils ne font pas attention aux détails saufs quand ils sont sous leurs yeux. C’est tant mieux d’ailleurs que vous décidiez de rester proche du sol, je n’ai pas de mal à m’équilibrer mais j’ai un peu le vertige, je vous avoue.

Et, se faisant, je tentais de garder mon équilibre sur le skateboard avec plus ou moins de succès. Je commençais à plutôt bien comprendre la gestuelle nécessaire pour orienter le véhicule, l’effet des hanches sur la direction. Mais c’était sans compter la fourberie de la jeune fille, qui tenta de m’éjecter du véhicule en prenant volontairement un virage serré. J’avoue que je ne m’y attendais pas mais j’aurais dû me montrer plus prudent, ce n’était pas une cible facile et je restais un étranger bizarre pour elle. La propulsion me souleva dans les airs mais, agile comme un chat, je l’attrapais par le col pour tenter de me rattraper, sans réussir pour autant. Encore une fois, nous roulâmes dans un nuage de poussières alors que la planche s’arrêta à quelques mètres de nous. Nous étions dans une rue ombrée, calme, intime. Le moment parfait pour la faire taire. Je calmais mon impatience pour autant, exprimant ma surprise en la blâmant sévèrement – sans pour autant mentionner que j’avais remarqué que cette tentative de m’éjecter était intentionnelle.

─ Voilà pourquoi je voulais vous confisquer cet engin du diable, vous ne savez manifestement pas vous en servir. Je l’attrapai par l’épaule pour la relever, avec un peu moins de précaution et de délicatesse que la dernière fois. Vous essayez de mourir, peut-être ? C’est une manière un peu ridicule de commettre un suicide. Mais encore, si vous vous blessiez en le voulant, ce serait raté mais on aurait du panache. Là, on dirait que vous tenir droit est déjà trop complexe pour vous. Cette fois-ci, je vous raccompagne à pied en espérant que vous ne fassiez pas encore une bêtise. Vous savez, je suis un médecin intègre mais j’ai moi-même des limites. Je vous laisse en bonne santé, rassuré, et ensuite vous pouvez utiliser votre truc pour vous jeter d’une falaise. On va juste faire en sorte que je n’ai pas votre mort sur la conscience, jeune fille, sommes-nous d’accord ? Allez hop, c’est fini les roulades et autres démonstrations de gymnastiques désastreuses. Vous allez apprendre à marcher, comme les enfants, un pas par un pas.

La politesse de la sorcière avait disparu aussi vite qu’elle était apparue, quelques minutes plutôt. Elle était maintenant plutôt remontée, et tenter copieusement de m’insulter en essayant de récupérer son balai magique. Il est vrai que toute cette histoire confinait désormais au burlesque, et qu’il était temps d’arrêter de jouer avec ma cible en me montrant plus sympathique que je ne l’étais véritablement, et en arrêtant d’essayer de la berner – ce qui, manifestement, ne marchait pas réellement. Je notais de faire attention la prochaine fois, de ne pas me laisser trop m'exciter par le divertissement, je m’étais montré enfantin et un peu bête en réagissant avec elle ainsi. Pour prendre son apparence, je n’avais pas besoin de toutes ses circonvolutions en réalité, ce n’était que pour m’amuser et gonfler mon ego, aux dépens et au dépit de mes victimes. Malgré sa tentative de récupérer son véhicule en usant de sa magie, elle n’arriva pas à faire sortir l’objet de ma prise. Mine de rien, j’étais plus musclé et j’avais de plutôt bons réflexes. Joueur, je me divertissais en faisant tourner l’engin dans ma main, en la regardant, pensif. Finalement, j’avais déjà beaucoup accompli ; enfin, elle avait beaucoup accomplie plutôt. Malchanceuse, elle boitait désormais, ce qui me faciliterait la traque et ma tentative de kidnapping. J’étais un peu déçu d’ailleurs, cela s’annonçait bien trop facile finalement. J’en perdais presque le goût de jouer.

─ Encore une fois, vous me prêtez de bien terribles intentions. Je ne souhaitais pas vous faire de mal mais me montrer charitable, mais je conçois que ma manière de le faire puisse paraître un peu complexe à comprendre. Peut-être est-ce mon apparence qui ne tend pas à vous inciter la confiance ? Mais, passons, je ne forcerais pas plus mon aide après de vous, je ne suis pas un harceleur. Tenez, fis-je en m’approchant doucement, je vous rends votre machinerie en guise de cadeau de paix. Je vous enjoins, encore une fois, à vous montrer prudente sur la route. On ne sait jamais sur qui on peut tomber. Voilà, c’est aussi simple que ça, vous pouvez partir en toute sécurité. Je ne suis pas un méchant garçon et je vois que je vous ai pas mal irrité. Tâchez de garder un bon souvenir de moi, au risque que ce soit le dernier.

Je lui tendais mollement le skateboard volant avant de lui laisser, sans tenter de lui dérober ou de lui faire croire à un piège. La chose faite, je me retournais nonchalamment dans la ruelle, épousant les ténèbres en épiant les mouvements de la sorcière. Elle allait partir, probablement pour son concert de ce soir, et c’est là-bas d’ailleurs que je la retrouverais. Sous une autre forme, bien sûr, mon vrai visage était maintenant hors du jeu. Finalement, j’avais manqué de subtilité mais l’effet était le même, j’avais réussi à lui faire peur, à lui imprimer mon faciès dans le crâne. Malheureusement, je doutais de voir une réelle surprise dans son regard quand je commencerais à trifouiller ses organes. Dommage.