Un repas qui réchauffe le cœur et l'estomac - FT Nigel 30/01/2022

Je fis un léger sourire quand Ruby acceptait de me suivre pour “goûter”. Elle était suffisamment curieuse pour avoir envie de tester de nouvelles choses, et rien que ça voulait dire beaucoup à mes yeux. Une enfant devait être curieuse de ce qui l’entourait, aussi ronchon qu’elle était.

En parcourant les rues, on passait devant plusieurs restaurants de tout genre mais aucun ne semblait attirer l'œil de Ruby. Finalement, elle s’arrêta devant un restaurant… haut en couleur. Des bambous pour décorer, des lanternes plus clichés qu’il ne le fallait, une structure au toit qui ne laissait aucun doute sur leur origine et une architecte en bois qui vaudrait bien trop cher à notre époque. Un cliché parmi les clichés.

Mais un restaurant qui correspondait à ce qu’on cherchait malgré tout. « Bien… on se laisse tenter ? » demandais-je à Ruby, mais en entrant déjà à l’intérieur. Une question sans en être une puisqu’elle avait déjà choisi. En entrant à l’intérieur, la chaleur me frappait de plein fouet. La musique chinoise envahissait mes oreilles et le bruit de l’aquarium en marche tentait tant bien que mal de se laisser entendre. Au milieu de tout un bordel sans nom, un petit chat en plastique bougeait la patte à un rythme effréné, me donnant plus une sensation désagréable d’être pressé, alors que je venais simplement manger.

Je n’aimais pas les restaurants asiatiques, mais la cuisine en elle-même était toujours sympathique. Je soupirais intérieurement et essayais de faire un sourire à Ruby, non sans cacher mon dépit : « Au moins, on aura pas froid… ».

Pourquoi fallait-il qu’il mette le chauffage si fort dans les restaurants asiatiques ? D’autant que leur fourneau, très proche des tables, leur donnait déjà assez chaud ! Je préférais choisir une table la plus loin possible de ces dit fourneaux et m’installais de façon à avoir vu sur la porte d’entrée, et faire en sorte d’avoir Ruby dos aux autres usagers. Je voulais qu’elle se concentre sur sa nourriture et qu’elle oublie un instant ses alentours.

« Tu peux t’installer en face de moi, sauf si tu préfères qu’on échange de place… Dis-moi ».

Le serveur, qui était également le cuisinier, un petit asiatique d’un certain âge, nous amena la carte. Le menu était simple mais élaboré, tout ce qu’il fallait pour découvrir cette cuisine particulière, mais très bonne. Je proposais à Ruby quelques mets classiques.

« Tu peux prendre un apéro si tu veux. Le jus de litchi est très bon, même si je ne suis pas fan du fruit en lui-même… Trop caoutchouteux à mon goût… Après, en plat, tu as des plats cuisinés à la vapeur, chaud et consistant. Tu peux aussi tenter les sushis, tu as du riz avec ou juste le poisson, c’est les sashimi. Et tout ce qui est pané aussi est chaud et bon, genre crevette pané par exemple ».

J’observais les plats chauds et voyais qu’ils proposaient autant des ramens que des plats de pâtes sautés, et également des poke bowl. Avais-je une grosse faim pour me laisser tenter par des ramens ? Mais il y avait tout de même plus élégant que manger des ramens et s’en mettre plein partout autour de la bouche et sur les vêtements.

J’observais Ruby tout le long qu’elle cherchait à commander. Elle n’était pas à l’aise et, comme prévu, être dos au reste et surtout à la porte la rendait plus inquiète qu’autre chose. à peine eut-elle fini de choisir un plat qu’elle cherchait déjà des yeux quelque à regarder sur les murs, pour éviter tous les regards, même le mien.

Je me détachais un instant pour commander à mon tour. J’avais l’habitude de pas mal de choses alors je me laissais tenter par un plat de ramen assez basique. Une fois la carte reposée, je soupirais un petit peu : « Tu aurais préféré qu’on prenne à emporter peut-être ? Et qu’on s’installe au calme… je ne sais pas trop où. Dans un endroit pour faire un pique nique quoi… ».

J’essayais d’accrocher le regard de Ruby tout en continuant doucement : « Il n’est pas encore trop tard pour changer d’avis, surtout si tu as une idée d’un endroit sympa où aller. J’espère simplement que le beau temps sera au rendez-vous, ça serait dommage autrement ».

Je tentais un sourire et attendais un peu pour sa réponse mais assez vite, on vint nous demander notre commande. Je donnais à la serveuse nos choix et demandais également deux verres de jus de litchi. Lorsque nous furent à nouveau tous les deux seuls, j’ajoutais simplement : « Si tu ne connais pas le jus de litchi, je dois te faire goûter ça. Tu n’auras qu’à me dire si tu souhaites autre chose ».

Je me souvenais de la première fois que j’avais fait goûter ceci à ma fille. Elle avait tellement adoré qu’elle avait demandé à acheter les fruits en kilos pour en faire du jus ! Curieuse comme elle était, elle avait également goûté le fruit. Mais la connaissant, j’étais à peu près sûr qu’elle n’allait pas aimer la texture. Et bingo, la grimace qu’elle me tira alors valait tous les kilos de litchi que je lui avais acheté ! Elle aimait le jus, mais certainement pas le fruit.

On a fait une légère indigestion de jus de litchi après ça tellement on en a bu. Pour autant, les fous rires qu’on a pu avoir ensemble restent le plus beau souvenir. Je sentais un pincement au cœur me faire mal et j’inspirais silencieusement et profondément quand je sentais également les yeux me piquer. Il fallait vraiment que je parte d’ici. De cette île. Je voulais revoir ma fille… Maintenant que j’avais retrouvé Helga, il n’y a plus rien qui m’importait plus que revoir ses deux grands yeux s’ouvrir d’admiration et son sourire s’étirer quand elle m’appelait “Papa”.

J’ai essayé tant bien que mal d’attirer ses pensées ailleurs mais Ruby n’allait pas bien, et même si j’essayais d’amener des sujets aléatoires pour tenter d’accrocher son attention, rien n’y fit. Elle finit par se lever rapidement, au bord de la crise de nerf, et fila par la porte de sortie avec seulement quelques mots.

Je la regardais partir sans un mot, les autres usagers un peu surpris ou ennuyés par la scène, souhaitant du calme et de la tranquillité ou se demandant simplement pourquoi une enfant fuyait un adulte. Avec un peu d’espoir, j’essayais de me dire qu’on pourrait croire qu’elle faisait une crise d’ado pour éviter tout problème.

Je me levais à mon tour et alla en direction du cuisinier : « Excusez-moi d’avance, nous allons plutôt prendre notre commande à emporter si ça ne vous ennuie pas. La petite fait une crise de panique quand il y a trop de monde ».

Un sourire et un air un peu penaud d’un papa qui en subit beaucoup, et l’affaire fut vite classé aux yeux des clients et du propriétaire de l’établissement. Rien de tel qu’un petit numéro de “papa épuisé par un enfant” pour s’attirer la compassion de nombreux parents et la pitié de célibataire peu désireux de subir le même sort.

Une fois la commande en main et payée, je sortais pour retrouver Ruby, affalé contre la rambarde, sans nulle doute en proie à une détresse que je ne pourrais pas deviner sans parole. Aussi, je m’adossais contre la rambarde, à ses côtés, et je lui tendis le jus. « Bois un peu. C’est sucré et doux, ça te fera du bien ». Je regardais le ciel un instant pour percevoir ses ombres tout en du ciel, nous surveillant comme des prisonniers. Des spectres de vie passé que les proches devaient observer chaque jour en se demandant si c’était leur enfant, un parent ou un ami.

« Cet endroit en lui-même n’est pas sain. Pas sain pour l’esprit. Il faut réussir à faire abstraction du fait qu’on est dans une prison. Ce lieu protège les créatures. Mais il ne nous protège pas nous ». Je me tournais vers Ruby et soupirais. « Si tu ne vas pas bien, essaie de te raccrocher à quelque chose. Ici, plus qu’ailleurs, il le faut. être seule ne t’aidera pas, ne te sauvera pas. Ou plus… Helga et moi, on peut et on veut t’aider. Et pour le faire, je voudrais déjà que tu puisses manger quelque chose de bon. Ensuite, tu sauras que notre porte te sera toujours ouverte ».

J’observais Ruby tandis qu’elle était penché sur la rambarde. L’enfant n’allait pas bien, ça se voyait. Aurait-elle besoin de quelqu’un de plus compétent pour l’aider ? J’étais avocat, pas psychologue. Etais-je en mesure de l’aider ? Je cherchais ce que je pourrais dire et je me trouvais un peu bête de lui avoir débité une chose aussi niaise. “L’aider en lui offrant un bon repas”. Quelle idée débile franchement. M’enfin, puisque j’étais parti là-dessus…

« Et donc, commençais-je en me tourant un peu plus vers Ruby, ce que tu as goûté jusqu’ici, comment c’est ? »

Je l’observais attentivement et continuais : « Est-ce que c’est bon ? ça aide un peu ? »

Il ne me fallut pas longtemps cependant pour capter un geste. Ruby plaça vivement sa main derrière elle, comme pour la cacher. Et son regard, un peu perdu, me laissait aussi comprendre qu’elle ne m’avait peut-être tout simplement pas entendu. Cette enfant se perdait dans des pensées qui ne devraient pas être celles de son âge, vraiment.  

Je soupirais discrètement et tendis ma main, doucement.

« Montre moi », lui demandais-je gentiment. J'attrapais cependant son poignet vivement mais délicatement, tachant de ne pas la serrer trop mais suffisamment pour qu’elle ne s’échappe pas. Il ne me fallut pas de temps pour repérer les traces d’ongles sur sa peau, qui laissaient déjà des marques. Je lui lançais un regard entendu tout en disant doucement : « Pourquoi tu te fais mal comme ça ? ».

Ma voix sortit plus faible que prévu. Je n’aimais pas voir les enfants souffrir, vraiment. à chaque fois que j’observais Ruby, j’imaginais ma fille à la place et ça me poignardait le coeur. Je soupirais de manière plus visible cette fois-ci et lâchais Ruby rapidement. Elle n’était certainement pas le genre de personne à apprécier être attraper de la sorte.

« Allons ailleurs, Ruby. Finir ce repas bien mérité. Et j’aurais aimé te proposer de dormir dans un endroit chaud ce soir mais… Je ne te forcerais pas. Mangeons déjà pendant que c’est encore chaud. On verra ensuite si tu veux dormir dans un endroit chaud, lui aussi. »

En l’instant, je m’imaginais comme un petit chien dont les oreilles se baissaient parce qu’il savait avoir fait bêtise. Je me sentais idiot d’avoir gronder une enfant qui se faisait du mal alors qu’elle ne devrait pas, à cet âge, en venir à faire de telles actions. Et Ruby qui s’excusait… Je secouais la tête.

« Ne t’excuse pas. Pas pour ça… »

Je sentais bien que derrière cet excuse, il y avait une enfant qui avait sans nulle doute été abusée. Quelle autre raison la pousserait à se mutiler de la sorte ? Aucune. Et j’en avais eu vent de cas d’abus sur enfant, des histoires que parfois j’avais eu affaire directement. Ces affaires avaient été rares dans ma carrière, et heureusement. Je buvais comme un trou le soir après être rentré simplement pour trouver un peu de sommeil. Ces histoires me filaient des cauchemars.

Je voulais lui dire quelque chose pour tenter de la sortir de pensées sombres dans lesquelles j’avais pu malencontreusement la plonger, mais Ruby s’en sortit d’elle-même, et j’esquissais un léger sourire. Cette gamine était forte, elle allait grandir en belle personne si on la rattrapait maintenant. Et je comptais bien être un levier plus qu’un poids pour elle.

- On peut essayer là-bas ?

« Je te suis Ruby. »  

En lui répondant, je souriais gentiment et tandis qu’elle avançait, je me demandais ce que je pourrais faire pour retrouver l’enfant chez elle. J’avais déjà vu des jeunes filles de son âge agir plus adultes qu’elle ne le devrait. Mais à chaque fois, il y avait un moment ou un sursaut d’enfance qui jaillissait chez elles, et elle se redécouvrait comme des enfants, par une blague lancée qui les faisaient rire, généralement une blague génuine et enfantine qui faisait même rire les adultes tant c’était soudain. Ou une action, un geste, qui les montrait comme des enfants qui jouaient. Un gribouillage laissé quelque part, un morceau de bois attrapé et les voilà partis à défendre ciel et terre avec leur épée sacrée…

Une pointe dans mon cœur me rappela aussi que ces instants n’étaient justement que cela, des moments qui disparaissaient aussi vite. Ces enfants-là n'avaient que des sursauts d’innocence avant que la réalité des adultes ne les rattrape. Ils ne lâchaient leur garde quasiment jamais. Et comment leur en vouloir ?

Ruby se dirigea vers un jardin où quelques bancs vides se trouvaient et elle semblait soulager. Il est vrai que du calme et de la solitude ne lui fera pas de mal. Mise à part ma présence, bien sûr. Mais j’avais un sacré avantage par rapport aux autres : c’est moi qui tenaient le sac de nourriture. Nourriture sur laquelle Ruby posa les yeux et soudainement, son ventre gronda comme un orage près à exploser. Et j’éclatais de rire devant son air démuni, et sa remarque de traîtrise envers son ventre. Là, c’était une enfant qui parlait. Aucun doute.

Je sortais la nourriture du sac pour lui tendre avec un sourire chaleureux. « Allez, mange. Il ne faudrait pas que tu me montres davantage les crocs, n’est-ce pas ? »

D’humeur taquine, je souriais davantage, exposant un sourire ravis d’avoir pu enfin lui faire baisser une barrière. L’appel de la nourriture était définitivement imparable pour attirer même la plus sauvage des créatures. Je dévorais ma part également et soupirais d’aise.

« Je dois avouer que moi aussi, je commençais à avoir faim. Mais j’espère que le “jus bizarre” a quand même le mérite de contenter ton estomac ». En sentant un vent frais venir nous chatouiller, je regardais Ruby. « Et ça ira, tu n’as pas froid ? à côté de la chaleur du restaurant, c’est sûr que ça fait une différence… Il y a le chauffage chez Helga, au passage. »  

J’allais peut-être un peu loin en forçant comme ça, mais je me sentais un peu désespéré de laisser Ruby toute seule dehors. Et je me retrouvais comme un con à essayer de naviguer dans des eaux sombres à l’aveuglette. Peut-être qu’elle allait prendre l’appât ou totalement le contourner de la meilleure des manières, comme elle était si douée pour le faire.

Lorsque Ruby attrapait vivement la nourriture, je souriais doucement. Enfin, elle agissait comme l’enfant qu’elle devait être. Elle voyait la nourriture avec le riz chaud, et ça lui donnait envie. Mais elle voyait les légumes, et bizarrement, ça faisait tout de suite moins envie. Marie était pareille quand elle voyait les légumes, elle avait toujours préféré le riz et les pâtes… Même en grandissant. ça faisait chaud au cœur de retrouver les mêmes réactions chez Ruby.

Ceci dit, lorsqu’elle vit les baguettes, elle fit une tête si drôle qu’il fallut que je change de sujet rapidement pour ne pas rigoler nerveusement. Ruby me répondit mais renchérit sur le problème des baguettes et je ne pus m’en empêcher plus longtemps, je pouffais de rire. Je me sentais tout de même un peu désolé de ne pas avoir pensé à demander des couverts à emporter.

Alors que je fouillais mes poches à la recherche de mon couteau suisse où sans doute je devais avoir une fourchette lorsque Ruby mentionnait Helga. ça y est, elle y réfléchissait vraiment. Revoir Helga. C’est à ce moment que je pus enfin sentir mon outil tant recherché, coincé au fond de ma poche. Je le sortis et tranquillement, je cherchais la fourchette.

« Elle sera sans doute bourrue dans ses propos… »

Je tirais la fourchette et la tendais à Ruby avec un sourire.

« Mais c’est ça façon de montrer qu’elle est inquiète. Elle te fera sans doute un câlin intempestif juste après. »

Je m’adossais un peu plus au banc sans avoir tellement faim. En regardant ce ciel qu’il nous serait impossible de quitter, un pincement au cœur me gagna à nouveau alors que j’imaginais le visage de Marie. J’avais retrouvé ma sœur pour perdre ma fille. Qui aurait pu imaginer un tel développement ?

« Je ne pense pas que tu mérites de te faire tirer les oreilles Ruby. Te mettre en danger inconsciemment va nous fâcher - surtout Helga, sans aucun doute - mais c’est la faute de nous autres, adultes, si tu ne nous fais pas confiance. C’est à nous de tout faire pour qu’une enfant comme toi commence enfin à baisser ses défenses. Dès le départ, si tu te défends, c’est qu’on a fait une grande erreur. »

Je me penchais vers mon plat pour grignoter un peu de mon riz, maîtrisant l’art des baguettes mieux que Ruby, en l'occurrence. Pour autant, ça me donnait aussi l’excuse de manger petit à petit. Je n’avais de toute manière pas faim. Avoir abandonné ma fille a laissé une blessure dans mon cœur, et je ne lâcherais Ruby pour rien au monde. Comme pour me racheter d’avoir abandonné mon enfant, je n’en abandonnerais plus aucun désormais.

Nigel souria. Ruby avait bien cerné Helga elle aussi. C’était ça qui me faisait m’accrocher à elle, d’ailleurs. Je n’imaginais pas un monde sans Helga. Je ne l’avais tellement pas imaginé que je n’avais jamais pu me résoudre à la voir disparaître, ni à croire qu’elle avait disparu. Helga était une battante, une survivante. J’avais eu raison. à quel prix ceci dit ?

Je me plongeais dans mon riz pour me sortir de force de mes pensées sombres. Moi aussi j’aurais bien besoin de voir Helga, là, tout de suite. Un câlin intempestif, ça ne serait pas si mal finalement.

Ça serait bien un endroit sans ce genre d'erreur.

Je fixais ma nourriture sans un mot, un instant figé. Sans l’erreur d’abandonner des enfants aux sorts d’un monde d’adultes déprimés et monstrueux, d’un monde qui ne devenait que de plus en plus égoïste et égocentrique. Un monde où des enfants insouciants se retrouvaient pris au piège malgré eux : ils n’avaient pas demandé à venir sans y être invité, après tout.

D’instinct, je posais ma main sur l’arrière de la tête de Ruby et caressait doucement. « Tu n’en es que trop consciente, que le monde est loin d’être tout noir ou tout blanc. Tu peux toujours trouver quelque chose de bon même quand tout te semble si sombre. L’ombre n’existe pas sans lumière… »

Je me ravisais et laissais retomber ma main. Mon côté Papa qui ressurgissait comme ça devait la mettre mal-à-l’aise. Je pus une gorgée et continuais : « Tu pourrais regarder si sur cette île quelque chose te donnerait envie d’avancer ? Tu sais, te lever le matin avec l’envie de faire quelque chose - ou même rien du tout d’ailleurs, mais toujours avec un sentiment de sécurité et de bien être. »  

Je souriais doucement et cita : « Fais toi du bien sans faire de mal aux autres. C’est une devise que tout le monde devrait connaître et que personne n’applique vraiment. Faites ce qu’on dit, pas ce qu’on fait. Les humains ont cette drôle d’habitude de se créer des proverbes, comme pour se rappeler de ce qu’ils doivent faire. Mais dès lors qu’ils ont détourné les yeux, ils sont très fort pour oublier. »

Quand j’eus fini mon plat, j’attendais un instant et demandais : « Je vais retourner voir Helga. Tu veux venir lui dire bonjour ? Ou bonsoir, plus précisément. »

Je me pinçais les lèvres à sa remarque. Il y allait avoir beaucoup de travail, en effet. Du sarcasme aussi noir à un si jeune âge, ça donnait plus envie de pleurer que de rire. Mais il fallait que je prenne sur moi pour la guider, et non pas la gronder. Elle n’en avait pas besoin. Puisqu’apparemment, elle était suffisamment douée pour se faire du mal toute seule.

« C’est ce que font chaque personne née sur cette terre, d’une certaine manière. On survit, jusqu’à ce qu’on apprenne à vivre. Et ce n’est pas une évidence ».

Cependant, je pouvais voir qu’elle réfléchissait sérieusement à ce qu’elle voulait faire. Et lorsqu’elle me donnait sa réponse, je souriais amusé, puisque ça lui correspondait totalement. Je ne pouvais pas imaginer meilleur loisir, d’ailleurs.

« ça te va bien, le tir à l’arc. C’est un jeu de patience et de rigueur, ce qui te ferait le plus grand bien. Pas que tu ne le sois pas, mais tu t’y épanouirais sans mal ».

Je la regardais et hochais la tête en approuvant l’idée. Même si au fond, je me doutais bien qu’elle avait d’autres idées. Mais pourquoi, après tout. Sur une île, avec des dangers inconnues, il valait mieux être préparé à toute éventualité, se protéger. Il fallait que j’en parle à Helga, mais j’avais dans l’idée qu’elle ne serait pas forcément contre. Cela permettrait à Ruby de canaliser son trop plein d'émotions dans la concentration que lui apporterait l’exercice.

Et la satisfaction de voir ses flèches atteindre leur cible, aussi.

Je souriais amusé en voyant Ruby manquer de s’étouffer à la mention de ma sœur. Et elle ne pouvait rien faire d'autre qu’accepter. Je l’avais prise au piège, mais je me consolais en me disant que c’était de manière tendre. Si elle avait voulu refuser, après tout, elle l’aurait fait.

« Bien, dès que nous avons fini ce petit repas de fortune, on pourra y aller tranquillement. On peut même faire un détour pour une balade digestive si ça te dit ? »

C’était un pas en avant. Léger, certes, mais elle s’ouvrait un tout petit peu. Je me sentais plus soulagé. Au moins, elle n'essayerait peut-être plus de me fuir à la première occasion. L’idée n’était pas de la voir se cacher à nouveau, après tout. En me levant du banc, je vis Ruby s’apprêter à me suivre lorsqu’elle sembla soudainement mal-à-l’aise. J’ai encore fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Quand elle leva les yeux vers le ciel, je suivais son regard pour voir que le temps avait drastiquement changé. Ah, il va pleuvoir. Mais il semblait que j’étais bien fatigué puisque Ruby fut beaucoup plus efficace que moi pour réagir, elle qui remarqua la pluie… et trouva un abri en quelques instants. Je me laissais porter par cette petite tornade qui était Ruby jusqu’à l’abri, un sourire aux lèvres. Je connaissais bien ce sentiment de fierté.

Je l’entends marmonner et je rigolais doucement. Fidèle à elle-même, n’est-ce pas ? Je retirais ma veste et la plaçais sur ses épaules. « Tu as de bon réflexe ! Un vieux comme moi aurait mis beaucoup plus de temps à nous trouver un abri. C’est toi finalement qui va me tenir la main ». Je lui fis un clin d'œil et soudain, alors que la pluie battait son plein et que le vent frappait nos visages, je pus le voir, cette petite lueur qui entourait Ruby.

Je me pinçais les lèvres alors que je ne maitrisais pas encore la signification des couleurs. Je m’étais bien sûr renseigner sur ce qu’elle pourrait vouloir dire. Là, tout de suite, j’apercevais du vert. J’imaginais mal Ruby “amoureuse de la nature”, alors je partais plus sur l’idée d’un esprit libre. C’était bien son genre, de se sentir libre, et éprise de liberté aussi. Malheureusement, ça signifierait difficilement qu’elle était chanceuse ou positive dans la vie, au vu de son passif. Cependant, malgré le vert, une autre couleur semblait s’y associer, plus je la regardais. ça donnait au tout une étrange couleur violacée, un peu trop clair… Peut-être proche du rose ?

Le rose… J’imaginais mal Ruby se définir complètement comme “féminine”, et l’idée qu’elle soit une personne douce me fit sourire d’amusement. Non, je partirais plus sur l’idée de la candeur… De l’innocence. Oui, malgré son âge et toute l’horreur qu’elle avait sûrement dû voir, il restait en elle une pointe d’innocence qu’il me fallait protéger et surtout préserver quoiqu’il arrive. Je soupirais, alors que l’envie de tirer sur une cigarette m’envenimait l’esprit. « On va peut-être essayer de se rapatrier quelque part… La galerie de magasin pourrait être une idée. Tu te sens de courir jusque là-bas ? Tu n’auras qu’à te servir de ma veste en guise de parapluie ».